Figures de silences de James Sacré par François Huglo
Silences au pluriel, comme en musique. Silences en réponse à des questions, ou en question à des réponses, absence de visage derrière des masques : « Y a-t-il un visage / Sous le masque du poème ? / Ou si le poème est là / Sans rien qui parle derrière ? / Un visage qui s’est défait, / Masque mort / Dans un désir oublié ? ». Ces questions silencieuses n’en sont pas moins insistantes. Car le visage absent a beau rester muet, il nous regarde à travers les trous du masque : « Chaque parcelle du monde, la plus rare / Ou débris de futile commerce, / Est-elle pas masque de rien qui nous regarde / Avec insistance, et qui ne dit pas ? ». Il nous regarde sans nous voir, comme « l’histoire du monde » à travers « tout un mélange de savoir-faire indien / Et de traditions » qui se manifeste dans un masque d’argile confectionné par un « artiste et poète hopi ». Chaque silence, en musique, est particulier. S’il fait respirer les figures mélodiques ou rythmiques, elles lui donnent vie. De même ici : le silence du visage anime le masque, et chaque silence peut être qualifié : « inquiétant », comme une « menace à qui va le regarder, ou retrait / En un secret décor feignant d’être une énigme ». Silence « amical ou ricaneur », celui d’un sourire sarcastique, d’un « pli de bouche gouailleur », mais silence vital, parlant comme « quelque souvenir / D’un père ou d’un voisin au village. // Quelque chose d’un passé qu’on ne comprend plus / Mais qui persiste à maintenir du vivant / Dans un présent qu’on ne comprend plus ». Même les masques mortuaires « continuent de vivre dans leur silence ». C’est l’esprit qui est silencieux dans les masques des Hopis katsinas : silence de l’ « autre monde à côté du leur » quand ils dansent, ou du monde autour de l’enfant qui joue avec ses « poupées », ses « soldats de plomb ».
Des masques, il y en a partout. En chaque mot, « masque de personne » (d’Ulysse ?). Celui de la Comedia dell’arte qui orne un timbre porte une histoire « à propos / De la peau de l’âme et de la peau du cul / Ces peaux très intimes de la nature humaine ». Le poète lui-même se sent « Mal fagoté dans le mot "paysan", / Allure de Gille ou d’autre masque ». Ce qu’il fait dans un poème, « c’est toujours / En parler par un détour ». Ce n’est jamais « Qu’une figure de carnaval ».
Le côté verlainien de Sacré : Romances sans paroles (« Parler m’emporte sans rien dire ; / Mais ça m’accompagne en chemin, Et vrai que ça fait du bien ! ») et —« masques et bergamasques »—Fêtes galantes (gaillardes aussi) : « Carnaval dans la campagne irruption / De ça que personne comprend / La vie qu’on aime et qu’on saccage / Gilet brodé rubans, culotte à pompons, chacun / son grand masque de couleur crié / Comme un bonhomme peint de Chaissac ». Le mode mineur de Lélian : « La mélancolie le chemin vide ». Chaissac et pourtant Watteau : ça brille. Dès l’enfance : « s’habiller brillantine et la belle chemise », pour voir mieux « le temps briller. À cause d’un geste » (c’est aussi « une façon d’écrire »). Les poèmes brilleront-ils plus longtemps que les photos ? « Les mots qui me viennent maintenant / Vont peut-être tenir brillant, à mon insu, / Ce que je ne verrai pas sur ces photos / Et que mon souvenir déjà ne sait plus ». Brillant des « couleurs fleuries » du paysage, « comme / Une fête donnée dans le cœur ». Mais « le brillant des souvenirs » meurt « même si le temps, là / continue son fleuri ». Le brillant, l’évanescent : « Comme un rêve de fête, rien plus ». Si « la lumière a été plus belle un instant, l’est-elle encore / Dans l’effort de m’en souvenir, maintenant ? ».
Floraison brillante, fêtes macabres (on pense au « bal des masques » dans Le temps retrouvé : « masque d’os et de rictus » qui « S’installe à fleur de notre peau », nous fait un « visage comme un cul sans forme ») sont « vite / Quelque chose de fané dans la poussière de vivre ». Fête, fantasia, ou feria, selon le lieu. Le souvenir scintille (ébauches colorées, brillantes) entre le Maroc et la Vendée d’enfance (Cougou). « Poèmes carnaval défait » : l’ours du printemps a pété, fleuri, lâché son énergie dans le temps. Et puis « le corps / Carnaval s’effondre, n’est plus / Que tas de guenille et la vie qui pue : / Carnaval comme de la mort annoncée » .
Sans rien savoir « des choses d’avant ta naissance », des choses d’après ta mort, « tu passeras / Du mot "vivant"dans le mot "mort" ». Mais les mots ? Ils savent quelque chose, même si (ou parce que) par l’écriture le mort saisit le vif : « Et mon poème est minuscule paradis de mots / Qui savent : écrits, les voilà morts ». Les mots silence, rien, secret, sont presque synonymes : l’envers du masque. Et s’il se retournait ? « je pense / À des poèmes de Jean Follain dans lesquels l’éternité s’ouvre / À partir de rien, le bruit d’une épingle / Sur un comptoir d’épicerie. Le bruit du monde / Ou le bruit d’un mot. Poème effondré va-t-il pas se reprendre / À partir d’un rien ? » ? N’y a-t-il pas « toujours un double à tout ? / Le souvenir pour le passé qu’on oublie / Le passé pour le présent qui ment // Demain pour l’improbable futur. / Le faux et son ombre de vrai. // Le silence pour tout le bruit qu’on fait » ?
Lisant Alexis Pelletier, Sacré songe à Ronsard, à « tout un paysage de langue renaissante », à un « printemps des mots ». Lisant Sacré, nous pensions à Verlaine, voici Follain, mais les masques sont (aussi) modernes. Jean Starobinski : « Le destin de l’esprit a été de poursuivre inlassablement son travail contre les masques jusqu’au point où il ne peut saisir ni Moi, ni le Monde. Les classiques, dans leur optimisme, croyaient que l’esprit était entre leurs mains comme une arme qui ferait tomber les masques et triompher une inaltérable et massive vérité ; les modernes s’aperçoivent que le monde n’a pas été démasqué, mais désintégré ».