Figures qui bougent un peu et autres poèmes de James Sacré par François Huglo
« Ses poèmes courts en forme de clavecin bien tempéré (…) petits textes qui sont autant de figures de prime abord comme familières mais recélant, montrant presque toujours un fond énigmatique », écrivait James Sacré dans un article de la revue Sud en 1978, texte repris dans le volume Jean Follain des éditions Le Vert Sacré (sic), auquel participait Antoine Emaz qui présente aujourd’hui des « figures » elles aussi familières et énigmatiques assemblées par James Sacré pour fêter les 50 ans de la collection Poésie Gallimard. Les raisons de placer ce livre à côté de celui de Follain paru dans la même collection, Usage du temps, ne manquent pas. Dans le n°1 de la revue ORACL (été 1982), « Écritures baroques ? », où Joseph Rouffanche posait les questions « Follain maniériste ? Follain baroque ? », des poèmes de James Sacré étaient précédées d’une citation des Figures qui bougent un peu (éditions Gallimard, 1978) : « Ça bouge peut-être un peu ça permet si même c’est dans l’illusoire émiettement du même je sais pas quoi en fait la poésie c’est rien ça continue ».
Les écrivains, les poètes, bougent aussi. Même s’il est tentant de chercher les liens que le bocage normand tisse entre Flaubert, Allais, Proust et Follain, ce dernier fut plus « paysan de Paris » que certains. Et Antoine Emaz rappelle que James Sacré « poète du paysage, de l’espace naturel cultivé par l’homme », le fut à la fois de la « campagne poitevine ou américaine » et du « jardin ou même espace urbain parisien ». Il pourrait ajouter le Maroc. Tandis que Jean-Claude Valin et Daniel Reynaud partaient à « la découverte de Lamérac » (Charente), James Sacré enseignait en Nouvelle Angleterre. La géographie poétique est élastique, et si Valin a créé une collection « empaysée », la poésie de James Sacré ne l’est pas. S’il assume une mémoire paysanne oubliée par « une histoire confortable de la France », Sacré refuse de la réduire à une couleur locale, à un enracinement de type Barrès ou à une souche, à « un fonds paysan réac » dont il hériterait inconsciemment.
Existent cependant des courants, des climats, réseaux de rencontres et affinités électives. Auteur d’une thèse sur Pierre Reverdy, Antoine Emaz sait l’influence conjointe exercée par le poète retiré à Solesmes (Sarthe) et par Max Jacob exilé à Saint-Benoît-sur-Loire sur les poètes, par ailleurs divers, dits « de l’école de Rochefort », qui se réclamaient aussi de Maurice Fombeure et de Jean Follain, présents dans l’anthologie réalisée par Jean Bouhier pour les éditions Seghers. Si James Sacré, rétif à toute étiquette, ne peut porter celle d’un « Rochefort deuxième génération », ni celle d’une « poésie du quotidien » affichée par une génération ultérieure, un incipit tel que « Un chien jappe au loin on l’entend dehors / la pendule tricote son bruit avec de temps en temps / celui que fait un appareil ménager, la chaudière du chauffage » peut rappeler Follain, et cet autre : « Ce qui se dessine ou ce qui s’écrit le temps qu’il fait » le nom d’éditions originaires de Cognac, ou même François de Cornière (Caen : le pays de Follain) commençant un poème par « c’est le retour à l’heure d’été » ou par « ça sent l’automne, tu ne trouves pas ? ». Emaz suggère une correspondance entre les paysages de James Sacré et le « tissu sonore » de sa poésie, son « relief » qui n’est « pas accidenté, abrupt : on penserait plutôt à un paysage de collines et de vallons ; des courbes toscanes plutôt que les angles et arêtes des buildings de la Défense ». Daniel Reynaud ne voyait-il pas dans les Charentes une Toscane du Nord ? Et la lumière vendéenne du Cougou de James Sacré est-elle si différente de celle du Sud-Ouest, décrite par Roland Barthes pour L’Humanité ? « J’entre dans ces régions à ma manière, c’est-à-dire avec mon corps ; et mon corps c’est mon enfance, tel que l’histoire l’a faite ». Barthes cite Joubert : « Il ne faut pas s’exprimer comme on sent mais comme on se souvient ». Le lecteur de Sacré, comme celui de Barthes, entre dans une lumière « noble et subtile tout à la fois ; jamais grise, jamais basse (…), habitable (…), musicale (…), liquide, rayonnante, déchirante (…), qui préserve ce pays de toute vulgarité, de toute grégarité, le rend impropre au tourisme facile ».
Ces voisinages et parentés n’assignent pas le poète à résidence. « Sacré pourrait être un exemple de poète expérimental clair », écrit Antoine Emaz, excellente formule car elle déserte une guéguerre trop longtemps entretenue entre « poésie pour vivre » et « poésie de laboratoire », « anci-poésie » et « nov-poésie », etc. La particularité de Sacré, mise en évidence par Emaz, lui permet de passer entre les gouttes, entre les balles : sa poésie est lyrique mais pas sentimentale, pudique mais pas prude, narrative mais dans le désordre, circulant par « ricochets rapides » dans « un espace mental non cloisonné : entre se souvenir, voir, penser… », heureuse mais pas béate, théoricienne mais en pratique, maniérée mais écrite pour la voix, « proche de la respiration naturelle, comme sans effort ni effet de voix ». Ce qui distingue James Sacré ? Son accueil reste ouvert : il refuse tout « figement en système ou poétique une et définitive », n’endosse pas « les habits sacerdotaux du Poète », ne « se présente jamais comme un maître », et s’éloigne de « toute polémique, proclamation de poétique générale ». Il garde un mauvais souvenir des « poèmes un peu mièvres » récités à l’école primaire, en particulier de la "récitation" de François Coppée où des oiseaux meurent, de cette « espèce de rengaine / décidément vide je l’entends partout sa bêtise têtue dans les grandes œuvres comme on dit autant de petits morts on ne sait trop ». Dans les poèmes de Sacré, Emaz entend « un incomparable jeu entre medium et pianissimo jusqu’au silence, mais pour ainsi dire pas de forte, et aucun fortissimo ». Sacré lui-même écrit : « en somme la seule vérité de mon poème c’est d’être précisément une musique ». Bien tempérée, certes, comme celle de Follain et le climat aquitain, mais l’équilibre de la musique, celui du corps vivant, ne peuvent être qu’instables. Les figures « bougent ». De quoi leurs gestes sont-ils les signes ? De « je ne sais quoi » et de « presque rien » selon Jankélévitch, de « je ne sais pas quoi » selon James Sacré pour qui « la poésie c’est rien » mais « ça continue ».