Film de phrase de Blanchon, Jugnon et Sicard par René Noël

Les Parutions

23 sept.
2020

Film de phrase de Blanchon, Jugnon et Sicard par René Noël

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Film de phrase de Blanchon, Jugnon et Sicard

Côtés de l'image *

 

         X +  3 = 1, formule de Jean-Luc Godard, Film Socialisme, pour rebattre les cartes du passé, du futur, du présent, 1 + 1 = 3, le cinéma art de la mémoire en mouvement où deux images en font une troisième, 3 + 1 pivot pour cadrer un galop d'amitié naissant, 3 jambes + 1 pour Gaïa, film de phrases écrit ainsi les positions des cavaliers en plein champ descendus chacun de sa montagne, philosophie, poésie, cinéma, à la recherche du cinématographe.

        Film fait, constitué de phrases, cercle clos sur lui-même, les conditions pratiques et techniques définies par les interlocuteurs opérant un transfert, une traduction d'un format de l'image projetée sur écran vers une pellicule de mots défrichés et évalués au fil des interventions. Ou, et encore, film qui prend ses élans sur les épaules et sphères des mots pour en sortir. Du clos au dehors, du rien au tout, de Pickpoket à l'Argent de Robert Bresson où le cinéaste observe la capacité de séduction du personnage principal du second, le libre arbitre, la beauté brute livrés alors au chaos, au hasard d'un vent mauvais qui font pencher le monde vers le crime.

       Les trois solistes posent sur la table de montage l'image sous ses trois formes, photographie, peinture, cinéma, évaluent et critiquent leurs positions respectives d'après celles de leurs interlocuteurs. La rencontre nécessite la mise minimale, le souffle de chacun des trois. Amorce de dialogues à préciser sans doute dans le futur, ainsi le lecteur se demande-t-il comment concilier les propositions d'images de Godard, Ozu, Kluge, avec celles de Fassbinder, Rivette et Tarentino cités par les uns et les autres ?

      Toute une vie nouvelle à soi sur la table des mises, sans préjuger d'un rendu, pour les deux autres et soi-même changé par sa donne, pour l'un la poésie pas plus abandonnée, regrettée que laissée là-bas dans l'isle ou la presqu'île au large d'un arsenal, car comment pourrait-on renoncer à ses jambes, à ses bras, à son souffle ? pour l'autre, trouver l'arc du je, du concept apte à mesurer le jour et la nuit, là où rien ne tombe avant l'action juste, le temps et l'espace traduits réciproquement, changés en étendue, focale agrandie de l'espace-temps, le cadre de l'image azimute, les chutes de pellicules prennent appui sur le continu créé d'après les pionniers du cinéma, de l'obscur à l'or du soleil.

        Pour le troisième, déclarer en lieu et place d'un nom, par le Miroir, œil des charités anciennes - salle de projection où le critique s'incorpore au paysage - l'espace-temps d'un lieu emblématique, du grand renfermement à l'art exposé, Jonas à ciel ouvert, d'un quartier de marins en transit où les projections des films, avant fermeture et oubli, côtoient Monticelli exposé là, peintre inspirant Van Gogh cité par le premier, l'arlésien trouvant les formules du mouvement libéré de ses tâtonnements, ses toiles citations aussi manifestes qu'estrangées questionnent, elles aussi aux côtés de Nietzsche et d'Artaud que le second convoque. La question de savoir si la vie n'a pas été un songe se pose pour le troisième, l'art situé dans les fabriques, les hospices où les reclus ont été relégués, a-t-il à son insu servi à pousser l'amnésie sur l'avant-scène ?

         Orphée doit-il, peut-il se retourner ? encore faut-il s'entendre sur le retour dirait Deleuze que le philosophe a vu et entendu discourir à propos du cinéma. Une photo, une image ne parlent-elles pas de la lumière, à la source du rien, de pers, les bleus et les verts du ciel et l'eau, des yeux d'Athéna, et du son antérieur aux formes, aux partis pris moraux, aux récits ? Notre époque est-elle une parenthèse ? le cinéma muet interrompu peut-il continuer son vol créant ses formes nouvelles ?  Qu'est-ce que la fin du cinéma, des idéologies ? Les mots et les histoires sont-ils des prétextes dans les films - le lecteur pense à Husbands, Faces de Cassavetes pour le jazz, les solos et les réparties à la volée des trois partenaires - pour surprendre, de la même façon que les vagabonds filmés du cinéma muet attirent et étonnent les spectateurs il y a cent ans, et épingler les interactions des formes lumineuses ou sont-ils eux-mêmes alliages de rêves, de songes et de gestes qui sur l'écran tout à coup éclairent l'anatomie, agrandissent la focale et accouchent à part entière des aventures de la lumière ?

       Le poète va son souffle, son désir, 1 + 1 = 3, ici affirmé et amplifié par le cours d'une vie sur ses deux jambes, Ulysse visiteur des enfers et refusant l'éternité, Orphée joue des vents contraires, des pierres, des frais rayons. Le critique élève la table de mixage à hauteur de passion de Godard où les ombres et les lumières du cinéma s'appliquent à tâtons à la peinture, en route vers Le Livre d'image. Le philosophe fixe le mauvais infini, mouvement binaire, mécanique, identique à lui-même, fait d'accumulations d'objets manufacturés empilés les uns sur les autres selon les lois du zéro et du un évinçant, sans appel suspensif possible, l'argentique, dynamise les formes.

     Le cinéma acte aux yeux des trois amis en devenir, + un témoin pour l'écran, une forme fragmentaire inachevée où la lumière et l'obscurité, les images diurnes et nocturnes dialectisées, interdisent de fait les récits linéaires, rendent leurs pratiques caduques, mais avant tout, il incarne d'abord l'objet du plaisir, cette occasion de projeter sur la table de mixage les désirs des trois complices.

 

* Chaque côté en a de nouveau deux, que l'un partage avec l'autre. (Sylwia Chrostowska, Feux croisés, Propos sur l'histoire de la survie)

 

 

 

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