Gertrude Stein par Philippe Blanchon par René Noël
Picasso Picabia
Le portrait de Gertrude Stein de Félix Vallotton en couverture de cette biographie, ne donne-t-il pas à voir l'honnêteté faite femme ? de ceux peints à la Renaissance par Holbein ou les peintres hollandais reproduisant un visage d'un marchand bienfaiteur où une forme de sens du devoir accompli et de sobriété, le visage recevant sans ostentation la lumière, le regard, une fois les mille et une sollicitations et préoccupations intérieures et mondaines assemblées et immobilisées exceptionnellement pour l'occasion, laissent l'œil et la main du peintre faire émerger aussi librement qu'il le souhaite son image et son nom. Un tableau de Juan Gris vient se poser en bas du tableau de Vallotton donnant une indication sur cette forme de bien vivre, de bonne conduite, de vertu, qui passe par la modernité. La rigueur du peintre cubiste correspond bien à la recherche du vrai obtenu par les analyses scrupuleuses des objets vus sous de multiples points de vue par l'un des peintres préférés de Gertrude Stein - née en 1874 aux U.S.A, habitant Vienne les quatre premières années de sa vie et bientôt parisienne - appliquée à ses façons de découvrir des phrases et des mots qui sonnent juste à ses propres oreilles et à celles de son époque.
William James et John Deway à Paris (ville cosmopolite arpentée et étudiée par Walter Benjamin, les artistes, les architectes - et les exilés du monde entier célébrés par Cendrars dont l'écrivaine fera la connaissance - dès la fin de la première guerre mondiale), avec Gertrude Stein, le pragmatisme et l'espace américain font leur entrée dans la capitale mondiale des arts d'il y a cent ans environ. Les matérialismes originaux de ces derniers ne sont-ils pas ces aimants pratiques passant au-dessus d'un immense vrac d'objets en acier lui permettant d'extraire des mouvements et essais multiples de cette époque, les figures du cubisme libérées des vues partiales et déterministes ? évidence pour elle qui y lit les premiers signes tangibles d'une Renaissance inédite qu'elle appelle de ses vœux. Picasso, Juan Gris, Matisse, Apollinaire, Kahnweiler, Crevel..., Gertrude Stein collectionneuse de tableaux elle-même participe activement en tant que créatrice et interlocutrice des créateurs à une forme de construction d'une communauté d'artistes pionniers d'une ère nouvelle qui n'ont de fait en commun que le lieu où ils créent, Paris, que rejoignent bientôt Ezra Pound et James Joyce avant leur rupture signifiante pour l'histoire de l'art, Pound ne comprenant pas Finnegans Wake et s'exilant dans l'Italie de Mussolini, la création libre et la réaction s'opposant préfigurant les conflits à venir.
Imperméable qu'elle est aux idéologies et aux partis pris politiques ou aux formes rigides séparées par la ligne rouge de l'avant-garde, la singularité de l'écrivaine consiste à s'appuyer sur la durée, l'insistance d'une exigence, d'une volonté patiente sans a priori ni contenus que les grandes étendues américaines avec lesquelles elle renoue le temps de quelques semaines de voyage, sa compagne Alice Toklas à ses côtés, lui ont transmises, comptant également sur une rigueur et une sobriété morales puisées dans l'Amérique. Le surréalisme, dada sont à ses yeux des systèmes peu intéressants et sans grand avenir, quand à Joyce, elle lui préfère Hemingway. Cette obstination n'a pas pour limites les procédés. L'une des principales constantes de l'art de vivre et d'écrire de Gertrude Stein, le défi qu'elle traverse et qui la mobilise, consiste à vouloir poser sur sa page une forme d'objectivité d'où elle serait absente, privilégiant l'accès direct à la nature aussi complet que possible aux moyens de l'esprit et des sens.
Philippe Blanchon intègre les écrits dans le cours des jours et des rencontres, des voyages, des conférences, de la vie quotidienne du couple qu'elle forme avec Alice Toklas et indique les clefs de lecture des livres marquants - dont Une connaissance avec description - de l'écrivaine dont aucun ne ressemble à un autre. Si ce n'est reconnaissable, un jeu de répétitions dont l'écrivaine semble chercher les codes d'accès. Si bien que les ruptures grammaticales, abruptes dont sa poésie et ses récits sont faits, signalent une nouvelle fois que ce ne sont pas des critères esthétiques préétablis qui président à ses écrits - puisque tantôt ses publications sont conventionnelles aux yeux des avant-gardistes, d'autres fois expérimentales ex abrupto pour ceux qui une fois pour toutes l'ont classée aux côtés des classiques - mais vise une harmonie qui avec les moyens de son temps ne jure pas avec les canevas de périodes classiques du passé. Aussi les répétitions évoquent-elles parfois les surgissements et chevauchements de végétaux ou de rochers d'un paysage, quand à d'autres occasions la répétition s'écrit de façons plus conventionnelles, ainsi d'Américains d'Amériques les mots usuel répétés, les répétitions dans ce livre exprimant l'irréductibilité des personnes peintes en mots dont les voix et dialogues font penser à certaines tonalités restituées plus tard par Hélène Bessette.
Picabia peint également Gertrude Stein qui n'aime d'abord pas sa peinture, puis la défend. Leur amitié confirme aux yeux du biographe le côté déconcertant de Gertrude Stein vers laquelle de toutes les ressources possibles à sa disposition - faits historiques, propos rapportés, réceptions de ses publications de son époque passés au crible de ses écrits où l'inconscient de son auteur et de l'histoire dialoguent - son enquête converge. Ce rapprochement n'est-il pas l'indice d'une surprise ? Picasso et Picabia n'ont-ils pas longtemps été les meilleurs ennemis du monde*? Picasso, dont la main a fait Les Demoiselles d'Avignon, tableau qui adoucit, incline le cubisme et séduit Gertrude Stein qui y lit ses penchants pour les harmonies classiques réinventées par la modernité, dont elle est très tôt l'intime et qu'elle visite à l'occasion à Vallauris, mais qui l'inquiète cependant. N'y lit-elle pas l'acmé et la fin prématurée de cette Renaissance à laquelle sa vie est vouée ? Si bien qu'à travers Juan Gris peintre et chercheur fondamental à ses yeux et Francis Picabia, homme libre entre tous, elle voit avec satisfaction les fondations de cette civilisation nouvelle différée, s'obstiner.
* Rosalind Krauss, Les Papiers de Picasso, Macula, 2012 où les relations conflictuelles entre Apollinaire, Picasso et Picabia, 3 amis de Gertrude Stein, sont analysées.