Glissements de Philippe Jaffeux par François Huglo

Les Parutions

16 sept.
2017

Glissements de Philippe Jaffeux par François Huglo

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Occupant seule la première ligne, la première lettre n’en est pas une, c’est un trait ondulé —vague de vie, puisqu’il n’est pas plat— fragment d’horizontale infinie et vibratile. Particulaire et vibratile, comme la lumière. Elle reviendra, à intervalles réguliers, ponctuer le texte.

Dans le premier (pré)nom, Adib, il y aurait Abcd si le c n’était pas remplacé par un i. Les autres (pré)noms, chacun sujet d’une proposition, naissent d’un mot de la proposition précédente, qui leur donne leur initiale : Orkul naît de débOnnaire, Izar de incompréhensIble, Tejat de trajecToire, Giena de lanGue. Le (pré)nom apparaît juste au-dessous de la lettre qui l’engendre. Ces croisements par une seule lettre, qui ne sont pas situés en bout de lignes, ne peuvent être appelés rimes. On parlera plutôt d’atomes crochus, de clinamen, de pluie errante et de chute dans le vide : « Orkul accompagne l’errance d’un alphabet qui s’exile sur une cause incompréhensible (…) Unkut résiste à la parole grâce à des lettres qui se combinent à un silence viRal (…) Bécrux ajuste son apparition sous un b pour s’articuler avec les réponses d’un abécédaire Fantaisiste (…) Vildiur fabrique l’espace d’une errance qui s’invente entre des Prénoms ».

Les règles changent en cours de jeu, comme le régime des pluies. Dans un texte plus compact, il s’agit maintenant de commencer et d’achever chaque proposition par la même lettre. Pluie d’éclairs à travers la prose : « Zébrons le processus d’une phrase afin d’exacerber la production d’une culbute blitz ». Coups de tonnerre dans une tasse : « T s’introduit dans le thé pour préparer l’infusion d’une homonymie à partir d’une lettre qui récolte le point de vue d’un bruiT ». Les U se pressent : « Unifions le turlututu ubuesque d’un hurluberlu fugueur avec les muqueuses tumultueuses d’un jusqu’au boutiste fourbU », puis ils disparaissent : « Q perd son U car l’état de Qin nomme la dynastie de Qing à l’instant où cinq iraqiennes en niqab trouvent un coq ». Quelle aventUre ! On dirait du Fred. Justement, voici Philémon, ou du moins son Ph : « P s’aide d’un h pour phagocyter la pharmacie pharaonique d’un phénicien philanthrope au moyen d’un phénix en phase avec une philosophie du handicaP ». Quel plaisir ce serait d’apprendre l’orthograPHe avec PHilippe JaFFeux ! « L devient muet lorsque un gentil cul prend le pouls d’un outil avec le fusil d’un fils saouL ».

La série commence par Z et finit par A, où la règle change avec l’introduction du carré, à la fois origine, chaos et silence, venant perforer le texte :

« A est à la source de alpha depuis que la racine de aleph
donne naissance à un début qui fonde la cr          éation d’une
aurore sur l’étymologie sans cause d’une or         igine carrée ».

Jeu bête, pardon, tebê, l’inversion des syllabes ? « Tebê explore une inversion de syllabes au risque de définir la sauvagerie d’un règne illisible ». L’italique du s d’illisible glisse en plaisir, pardon : sirplai : « sirplai dialogue avec un déclin des religions pour s’amuser grâce à la nature d’un univers enchanté ». Enchanté engendre Brenom, absurde Bliou, réel Cheblan, étonnante Gepa, errance Fanten, innocence Toutpar, instinctif Reri, ivresse Cegrâ, etc., couples soumis aux mêmes règles d’inversion des syllabes et de glissement sur une lettre-pivot. Couples dansants : sauvage étreint Vreli, permutable Tardre, ignorance Batcom.

Autre règle, autre avatar, autre aventure : lettre par lettre, d’Amsterdam à Zanzibar, d’initiale de ville en initiale de ville, l’italique bondit, parcourt l’alphabet comme à cloche-pied à travers le monde. Marelle planétaire ? Cela se complique, une autre ville et une autre italique terminant chaque proposition, et doublant le parcours Amsterdam-Zanzibar d’un trajet inverse, Zurich-non A(…), mais « première lettre d’un dessin inconnU ». Auparavant, les couples Yuma-Bagdad, Xérès-Cali, etc., reflétaient (à l’envers : en commençant par la fin) les couples Yaoundé-Bucarest, Caracas-Xalapa, etc. La première phrase de la série était : « Amsterdam reflète sa première lettre dans celle d’un dernier mot qui orthographie l’énergie de Zurich ». La ville inversée dans son image, son reflet dans les canaux, oriente vers une comparaison entre les contrepoints orthographiques de Jaffeux et les thèmes inversés et croisés par Bach dans l’Offrande musicale et l’Art de la fugue.

Puis les espaces tracent un X dans le rectangle d’un texte. Ou aux 26 lettres de l’alphabet succèdent 27 éléments, 28 pièces d’un jeu de Dominos, 29 jours, 30 satellites de saturne, et si Dominos commence par une majuscule et saturne non, c’est que de la première initiale dérivera Driade, comme Epicéa d’Etourdissante ou Féverole d’inFréquentable (ordre alphabétique, toujours). À la fin, « Yucca accueille le 50ème hexagramme de Yi-King pour inspirer une transformation azurée », et le savant Cosinus amorce le jeu suivant, où un déplacement de lettre soumet les mots à l’ordre alphabétique : l’alphabet leur ordonne de commencer par le a (avisge, abfrique, alngue, atrjectoire, atrce —où, à un o près, se condensent trace et atroce—, abizzre, atrgique, amtérialiser, afute, apge, aexperimentl, achnt, déplae

L’italique du a tombé sous déplcée passe au e. Règles suivantes : des lettres tombent (et glissent) sous la ligne. Puis l’italique s’empare alternativement d’une majuscule et d’une minuscule, d’alcYon et exigeante à huppE et plastique

Les jeux suivants feront apparaître un trapèze, un sablier :

             « Une image trouv
     e sa place grâce à des lettres q
  ui lui sont abandonnées là où l’écrit
    ure n’existe plus l’imagination ré
 vèle une existence étonnante pour rép
arer une fuite du temps avec l’alphabet »

Les lettres comme grains dont l’écoulement colmate celui du temps : l’image s’empare du texte comme le mirage du désert. En ces 26 textes-images qui s’assemblent par chevauchements, le lecteur s’habitue à l’hallucination simple. Du zér0 au ta0, il n’y a qu’un clic : « Des octets restaurent l’équilibre entre un temps virtuel et le poids d’une grâce ta0 ». Un « mouvement rigol0 » remet la langue « à zér0 ». Philippe Jaffeux : le lettriste zen de l’ère numérique.

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