If de Marie Cosnay par François Huglo
Marie Cosnay, « fille des hommes qui partaient en Algérie », enquête sur un homme « insaisissable », un fugitif en « mouvement en un point charnière d’Histoire, d’un côté à l’autre de la Méditerranée ». Elle ne trouve que « des négations » : il n’est « ni résistant ni nationaliste ni harki ni européen ni indigène ni musulman ni catholique. Ni de père ni de mère ». Il lui rappelle le comte de Monte Cristo dont l’histoire est « parfaite pour l’éternité de l’espérance, la renaissance des luttes ». D’où le titre et le dessin de couverture. Des personnages « se font des clins d’œil d’un siècle à l’autre, de Napoléon à la Commune au château d’If ». Une histoire de corps « exilés de l’histoire ».
Edmond Dantès susurre au lecteur de Dumas « qu’il est toujours possible de quitter une situation impossible ». Il « se change en prince et le prince, etc. ». Dans le même château « attendent la déportation les communards prisonniers ». Une centaine d’années plus tard arrive d’Algérie « un militant ou sympathisant de l’OAS qui lit le nom de son ancêtre gravé sur le mur » de sa cellule. L’un s’était battu contre l’exploitation, l’autre portait le même nom devenu celui d’une domination qui, brusquement, « se retournait comme un gant, avec l’Histoire ». Marie Cosnay cherche « un nom et père d’Algérie », un nom « qui n’est pas le (sien) », rencontré « au dos d’une photo, il y a longtemps », dans une valise qui a disparu. Nom « amputé », nom « bricolé, pas plus faux qu’un autre ». Car le nom « n’est qu’une trace, l’important c’est la forme, le plus difficile à faire venir toujours c’est la forme, que dirais-tu, par exemple, de la forme d’un visage ou d’un corps ? ». Et « nom ou sans nom, on ne sait jamais ce qu’a fait son père ». Père ou pas, « les noms sont fous, il nous façonnent, on les croit aveuglément, des noms à construire ce qui n’existe pas ».
On est allé « de mots très faux d’être trop grands, qui se voulaient ou se seraient voulus généreux (intégration, égalité), à des mots qui séparent et la séparation on la trouvera maintenant dans le discours. Au discours : ajoute intérêts, peurs de perdre, désirs d’avoir, d’avoir plus, d’avoir toujours plus. La Ve République n’en finissait pas ». Faute de définir juridiquement des minorités (le FLN proposait des « critères subjectifs »), il a été impossible d’inventer « un système de protection fondé sur le droit international. On en revenait à ce qu’on a toujours mis en œuvre sans le reconnaître : il y a deux communautés. Les Européens d’un côté, les musulmans de l’autre. Deux communautés (tout ça pour ça), qui allaient s’exclure —s’exclure fondamentalement ».
De Gaulle, 1959 : « Vous n’imaginez pas qu’un jour un Arabe, un musulman, puisse être l’égal d’un Français ». Une représentation de la population musulmane dans les villes de l’Algérie-c’est-la-France ? Pourquoi pas « les Basques à Paris ? » lit-on, écrit à la main, en marge d’un document ministériel de 1961. À cette époque, « on tente de créer une nouvelle catégorie juridique, la catégorie des rapatriés. Dans rapatriés, on entend retour et patrie. Alors que « la plupart du temps », il ne s’agit pas de retour, et que « la patrie n’est qu’un nom, fiction sans territoire » —Ou « sans ce territoire-là ».
La loi du 26 juin 1889 permet « à tout individu né d’un étranger en Algérie d’être de plein droit français ». C’est le cas des étrangers italiens et espagnols « sauf s’ils le récusent à leur majorité. Français les Français d’Europe. Indigènes les autres, Français de nationalité, pas de citoyenneté ». Se démarquant de l’Empire, la IIIe République avait voulu substituer « au détestable régime militaire, un régime civil ». Les voix les plus progressistes « pensent qu’elles visent l’égalité en proposant l’assimilation de l’Algérie à la France. Crémieux naturalise par décret les Juifs algériens ». Une vingtaine d’années après, « les colons pieds-noirs excitent les émeutes antisémites » et « votent, aux élections législatives, pour Drumont ». Après la défaite de Sedan, la IIIe République réprime la révolte à Paris, renvoie dix-sept mille hommes en Algérie. Séquestres, confiscations, Code de l’indigénat. Déportés en Nouvelle-Calédonie, les insurgés de l’Algérie rencontrent ceux de Paris.
L’enquête mène la narratrice des archives d’Aix à celles de Nantes, au commissariat et à la mairie d’Alger. « Peut-être je fais beaucoup d’histoires pour cacher le vide de l’Histoire dans l’histoire de Bellahouel, on vit un temps où un pays écrasé depuis cent trente ans par une colonie de peuplement s’en affranchit, cas unique dans l’Histoire, en ce temps unique notre héros ne songe qu’à passer la mer pour voler l’allocation des enfants et compter ses maîtresses. Pendant ce temps des bataillons humbles et valeureux rêvent de bâtir une Algérie démocratique ». Mais Mohamed a peut-être contribué à libérer « l’Italie, fier de la France », et « français plus que français, peut-être ne parlait-il ni l’arabe d’Algérie ni l’italien du père ou grand-père de Bianca ». La narratrice ne cherche « ni à lui faire quitter le camp des salauds, des bourreaux, des petits traîtres, des moyennement courageux, ni à l’y enfoncer non plus ». Elle imagine qu’il déteste « le propre, le nom et la nation », ne se reconnaît « qu’en l’amour des autres pour un pays, une idée et une liberté ». Même salaud, il est « le contraire d’un type aux deux pieds dans le même sabot ».
Le pays « où il est né », fait « de turqueries et de françaiseries et il n’y est pour rien, fait de kabyleries et d’araberies et il n’y est pour rien, de tendresses et de violences éruptives », n’existe « pas plus qu’un autre, pas plus qu’un château d’If, pas plus qu’un souvenir ». Au travers des archives trouées, Marie Cosnay voit « le vide de l’histoire ». Jamais elle ne croit « à quelque part. Ni à la vraie ville ni au vrai lieu ». Son affirmation « pour ma part, à n’importe quel pays, j’avais préféré des fictions » lui permet de saisir et de faire saisir que la France en est une : « un nom de pays, un nom sans attaches, un nom pas relié, gravé nulle part, un nom de pays sans territoire ». L’Algérie aussi, portée par une foule « qui dit l’amour pour un pays commun ». Février 2019, « tout le monde a été surpris, si on marche et ne craint plus rien, c’est que la méfiance et la rudesse ont été portées à leur paroxysme —ça, c’est fait. Aujourd’hui, parce que nous sommes violents, nous serons doux, nous poserons la douceur politique au niveau de la violence et l’amitié à la place de l’inimitié, une opération de renversement est possible, celle-là est choisie, assumée ». À rebours des « idéaux immuables », ces « salauds de l’histoire », des simplifications et des grands récits épiques, la narratrice confronte les valeurs aux faits et au corps qui « se fiche de trouver une terre qui ne se dérobe pas parce qu’il les a toutes, les terres ». Comment ne pas penser ici à l’action de la militante Marie Cosnay pour l’accueil des migrants ?