Images de l'exil de Maurice Fréchuret par François Huglo
Terriblement réactualisée par le drame afghan, la photographie d’Adrian Paci choisie pour la couverture a « l’incongruité » d’un dessin humoristique. Elle fixe le malaise d’une « attente hors-sol », d’un temps suspendu aux décisions, autorisations, obligations, subies par les… passagers ? Voyageurs ? Exilés ? Les mots peuvent dresser des frontières qui tuent : « clandestin » suffit à condamner, à soulever des foules en criant haro. Ceux de Maurice Fréchet accompagnent des images, de Masaccio à Paci, qui portent notre mémoire commune. Ce livre n’est pas une histoire de l’immigration qui s’inscrirait dans une histoire de l’art (et/ou l’inverse), mais il y contribue généreusement, utilement. Face aux murs des « législations scélérates », des « politiques haineusement alarmistes », des « idéologues du repli identitaire », se lèvent des artistes « engagés plus que quiconque dans le flux créateur de l’existence ». Ils nous aident à considérer, avec Didier Fassin, « les migrants et les déplacés comme des figures centrales du monde contemporain ».
Comme les prisonniers, les exilés vivent, disait Camus, « avec une mémoire qui ne sert à rien », cette hantise d’un monde perdu qui rapproche Mallarmé d’Adam et Ève quand « ils surent qu’ils étaient nus ». Quittant « l’Éternité pour le Temps », où fuir ? Masaccio inaugure « une nouvelle image de l’humanité, en marche dans l’histoire ». Les personnages de La Fuite en Égypte de l’Angelico sont habités par une lumière céleste, hantés par l’Azur selon Thomas d’Aquin. Giotto reconnaît le rôle de Joseph. Il « apprend à voyager », porte bâton et besace. Bientôt l’imprimerie et la cartographie aideront les pèlerins et navigateurs. Mais les voyageurs gardent en mémoire les images anciennes de l’Exode : la manne céleste, le veau d’or, le rocher frappé par Moïse, la Traversée de la mer rouge, par « une foule nombreuse » dans le tableau de Poussin. Les représentations des Croisades opposent deux sens de la marche : le modèle dextroverse, occidental, et le sinistroverse, oriental, d’écriture et de lecture. Le « temps des cathédrales » déplace des bâtisseurs, des explorateurs, qui deviennent des dominateurs, ou des pèlerins, des prêcheurs itinérants (Franciscains, Dominicains). Le Juif errant, lui, « marche dans l’éternité », pas la lumière divine de l’Angelico mais la malédiction « inexorablement liée à la faute et au soupçon ». Un tableau de Gustave Moreau l’apparente à Caïn. Pour Chagall, « le temps des pogroms a commencé et conséquemment celui de l’exil ». La révolution russe : good trip ? bad trip ? Auparavant, Verlaine saluant « aubaines » et « gais chemins » se voulait l’un de ces « bons juifs errants ». Le proscrit est, lui aussi, un suspect, mais héroïque : Napoléon à Sainte Hélène, Victor Hugo à Jersey, Courbet « devant la mer », Élisée Reclus exilé en Suisse. Ou Ovide, Villon, Zola, Freud, Benjamin, Trotsky…
Se superposent figures mythiques et réalités dont il faut « rendre compte », témoigner. Si « l’histoire de toute société » n’a été, pour Marx, que celle « de la lutte des classes », c’est dans celle des migrations que ces classes prennent forme. L’exode rural accroît la population urbaine à partir de la fin du XVIIIe siècle. Le XXe sera parfois appelé « siècle des réfugiés ». Les Arméniens fuient les génocides, les Italiens le fascisme, les Espagnols le franquisme. Robert Capa photographie leurs marches vers les camps d’internement, images inverses de celles, triomphales, des partisans. Sa compagne, Gerda Taro, et David Seymour, alias Chim, Paul Senn, Germaine Chaumel, Manuel Mauros, et de nombreux anonymes, nous ont donné « plus qu’une archive ». La naissance du photojournalisme est contemporaine de celle des exodes : « la débâcle » en France, « la catastrophe » de 1948 pour près d’un million de Palestiniens qui « ont dû quitter leur pays ». Une photo de jeune palestinienne rappelle à Fréchuret une « Vierge de douleurs », et celle de Fechter abattu par un VoPo au pied du mur de Berlin « la déposition du Christ ». Avec les vidéastes contemporains, qui se souviennent du « ciné-œil » de Vertov, « la frontière entre les images artistiques et celles qui proviennent de la pratique journalistique est de plus en plus poreuse ».
Le paillasson hérissé de pointes de Mona Hatum, qui comporte en creux le mot « welcome », ne pratique-t-il pas un humour noir aussi cruellement efficace que le dessin de Reiser où un chien de cul-de-jatte lui apporte des pantoufles ? Les actes « s’essuient les pieds » sur l’hospitalité affichée. Le collectif Claire Fontaine reprendra ce « welcome ». Si le Juif errant de Marc Chagall , Le souvenir (1914), rappelait les aveugles de Breughel, « courbés sous le poids de leur besace », ce poids devient celui d’un toit dans la performance d’Adrian Paci, Home to go (Un toit pour soi). L’empennage d’Icare changé en tortue le cloue au sol. C’est aussi un portement de croix. Albanais « réfugié en Italie, Paci a filmé le travail à bord des bateaux-usines, qui en disent long sur « une étrange réserve de main d’œuvre surnuméraire que le capital attire en Europe et dont il use à son gré avec l’aide des États » (Étienne Tassin).
Jean-Baptiste Ganne se dit fasciné par les Roms, « peuple libre ne réclamant aucun territoire et n’ayant jamais fait la guerre ». Icare, chez lui, retrouve ses ailes dans Djelem, djelem, chant officiel de ce peuple, qui accompagne le vol lumineux d’un foulard. Il choisit de ne pas peser. Le camerounais Barthélémy Toguo, au contraire, cherche la visibilité, en surdimensionnant des tampons encreurs. Sa barque chargée de baluchons est-elle arche de Noë ou bateau ivre échoué dans la « flache » d’une « eau d’Europe » ? Les baluchons de l’artiste coréenne Kimsooja sont ceux d’un exilé universel. Kader Atia partage avec elle un souci de réparation à la fois couturière, chirurgicale, et agricole : greffer, c’est « associer les différences ». Évitant l’asservissement à une culture autre ET le ressassement appauvrissant de la sienne, le Manifeste anthropophage d’artistes brésiliens plaide, avec un clin d’œil à Montaigne, pour « l’altérité absorbée ».
L’appel de la mer, vue de Tanger (Yto Barrada) ou de La Havane (Estefania Peñafiel Loaiza), à gagner l’autre rive, peut être un « mirage ». Le vidéaste anglais Isaac Julien tisse la disparition de 23 travailleurs emportés par une vague avec une légende chinoise. L’artiste guatémaltèque Regina José Galindo rend leur identité aux morts, en réponse à la « tolérance zéro » d’un Trump.
« De la plume à l’écran » : d’Ovide, Marot, Hugo, à l’ « exclusion volontaire » de Rimbaud, à Apollinaire, Darwich… et Chaplin, Lang, Kazan, Costa-Gavras, Gianfranco Rosi, est soigné un « trouble oculaire » de l’Europe, « qui nécessite une indispensable rééducation ». Ce livre —indispensable, donc— rejoint l’équipe soignante, et invite à la rejoindre.