Incertains regards, cahiers dramaturgiques n° 7 par François Huglo
Le titre du numéro, « connexion / déconnexion », désigne un enjeu que précise, dans sa préface, Yannick Butel, directeur de la publication et professeur des universités (Aix Marseille) en arts de la scène : « chez les uns comme chez les autres, d’évidence (ce thème) les aura conduits à l’endroit d’un rapport critique au Monde. Précisément à l’endroit où l’œuvre connectée au Monde fait de l’enjeu de la déconnexion et reconnexion une alternative à la colonisation de la pensée, aux restrictions de toutes sortes, aux réductions de tous ordres ».
Déconnecter : libérer. Pour quoi faire ? De nouvelles connexions. D’où le titre du dossier Julien Blaine : « La voix est libre ». Le CD inclus dans la revue permet d’entendre cette voix métamorphique à la Friche Belle de mai, le 16 mai 2017, vociférer, parler, chanter (comme une baleine), barrir (dans une corne), héler, haleter, scander, accentuer, bégayer, saliver, déglutir… « comment sortir la phrase de sa gangue ? (…) de son empreinte (…) de sa forme (…) de mon corps (…) de ma bouche ? ». L’Introd’@ction à la Performance annoncée en couverture et accompagnée de photos livre 162 post-scriptum « qui sont autant de connexions/déconnexions de pensées chaotiques et insoumises », comme l’écrit Yannick Butel. En cette époque où « tout est permis, récupérable et monnayable » (art de rue théâtral, street art, Tags, Slam, Rap, BD), époque de cet « art infantile dont le meilleur représentant est Jeff Koons (mais il n’est pas le seul) », Blaine salue « ces auteurs insupportables, irrécupérables, illisibles, assourdissants, vulgaires et grossiers qui, non seulement sont libres, mais désirent faire acquérir à toutes & tous la liberté ! » (PS n° 160). Il attend la «prochaine séquence » du mouvement des avant-gardes. « Je la fréquente, elle frémit. C’est une parole allongée, saccadée, articulée, vraie, dite et écrite, chargée et politisée (mauvais terme mais je n’en ai pas d’autres à ma disposition !). Christophe Tarkos, Nathalie Quintane, Édith Azam, Charles Pennequin, Jérôme Game, Anne Kawala, Julien d’Abrigeon […], une poésie au cube (P3) pour parler des auteurs français ».
L’enjeu ? « Faire et défaire le langage ». Gilles Suzanne pose la question spinozienne « Que fait le poème ? Ou bien, qu’est-ce que peut le poème ? », et relit Mille plateaux. Capitalisme et schizophrénie 2 de Deleuze et Guattari. Sur le 1er plateau, la citation « le multiple, il faut le faire » est confrontée à une constatation : « L’état de la langue se détériore (…) Elle est prise dans une déconnexion généralisée qui la coupe de toutes les transversalités s’offrant à elle sur le champ social. Elle n’est branchée que sur le flux unique et morne de l’opinion ». Sur les plateaux suivants, face à d’autres citations, Gilles Suzanne pose les numéros 1, 2 et 3 de la revue Invece, les poèmes chromatiques de Van de Velde, Des vies sur Deuil polaire de Sivan, le mail art, toute la poésie spatialiste, visuelle, phonétique, cinétique et graphique, Gherasim Luca, la poésie directe de Pey, les travaux de Calmel, El Hakmaoui, Azam.
Louis Dieuzayde voit dans État civil de Sonia Chiambretto « un véritable tour de force dramaturgique et stylistique pour casser les flots d’écume audiovisuelle qui nappe notre quotidien ». Les journaux parlent, en effet, « de tout, sauf du journalier ». Sonia Chiambretto opère « toujours un certain regard, un objectif (pour employer un terme de photographie) qui, dans le détail le plus banal, dans le microcosme quotidien, découvre toute une situation historique et pointe quelques-uns des malaises symptomatiques de notre présent ». Marseille, ville-carrefour, « est aussi celle qui piège les populations migrantes qui ne voulaient que les traverser ». À travers Walter Benjamin, un « télescopage anachronique des temps » fait « se croiser la période de l’exil des juifs allemands avec celle d’aujourd’hui » pour d’autres populations. Des photographies témoignent d’une mise en scène qui, comme le travail formel de l’écriture, « se tient à distance d’une copie illustrative du quotidien » : à la fois « espace de connexion à des "faits divers" ou à une réalité » et « territoire de déconnexion », de « connexion en devenir ».
Marta Isaacsson analyse « l’intermédialité » du spectacle Os Bandidos (2008, Les Brigands), création du metteur en scène brésilien José Celso Martinez Corréà (1937), qui « oppose à la crise sociale et politique une scène de fête et à l’individualisme contemporain un théâtre de confrérie ». Os Bandidos propose une adaptation réalisée par Zé Celso de Die Räuber de Frédéric Schiller (1759-1805). Dérivé de Sturm und Drang, le mouvement révolutionnaire Strume und Mangue associe les mots estrume (fumier) et mangue (écosystème brésilien). Zé Celso place acteurs et spectateurs sous le contrôle permanent de caméras, dispositif rappelant le « modèle panoptique de la prison, conçu au XVIIIe siècle par
le juriste anglais Jeremy Bentham ». Pour Zé Celso, « la scène est toujours, et avant tout, un lieu de rencontre entre l’ancien et le moderne. C’est pourquoi il considère le Teatro Oficina comme une troupe de barbares tecnizados (barbares technicisés) ».
Claudio Flores Serra Lima voit une « énergie insurrectionnelle » dans la réécriture par Vincent Macaigne, en septembre et octobre 2012, du texte Les Trois sœurs de Tchekhov, qui a été mis en scène avec des acteurs brésiliens, en portugais, aventure et expérience qui le conduisaient à « déconnecter ce travail in situ de tous les codes et de toutes les conventions du théâtre ». La « boue macaignienne » et ses acteurs survivants peuvent être considérés comme « l’écho anticipé » de la coulée de boue toxique provoquée par la rupture du barrage de la mine de fer de Germano, dans l’État du Minas Gerais, en novembre 2015.
À propos de Délivre-toi de mes désirs de María Velasco, Arnaud Maïsetti cherche « une définition possible du désir dans sa déchirure politique : une hypothèse érotique ». D’où le titre « Partir, ou l’érotique du retour ». L’enjeu : « où et comment trouver une émancipation individuelle qui ne prenne pas les formes du néo-libéralisme et son culte de l’individu roi, qui encourage la concurrence de tous contre chacun. Une réponse possible et douloureuse proposée dans la pièce : l’amour ».
Sous le titre « Aux bords amincis de la démocratie », Florent Perrier perçoit en Street light (2013) de Julien Berthier la figuration d’une démocratie réduite au white cube : vase clos, vide, neutre, stérile, comme une ampoule électrique branchée sur le pouvoir, qui opère « par asphyxie intérieure et éblouissement extérieur ». Des précédents : le Picasso de Guernica, le Duchamp de l’Exposition internationale du Surréalisme en 1938.
Les Apologies 4 et 5 du Vasistas Theater Group mènent Anyssa Kapelusz à s’interroger, dans le sillage de Barthes et de Jankélévitch, sur « l’effet et l’ineffable ».
Yannick Butel pose la question : « To clic or not to clic… ce que cachent les petites oreilles de l’hippopotame ». Marx l’écrivait déjà, la technologie n’est pas neutre. « La main mise par les GAFA, la souveraineté technologique qui s’exerce sur les pays de la zone sud, la désappropriation/dépossession des moyens de production, la division du monde entre "économie traditionnelle" et "économie en mouvement ou en expansion" (cf Braudel)… et les effets politiques sur l’organisation du travail : les modes de désocialisation de l’utilisateur (cf Durkheim), la dépendance, la déréglementation comme principe… sont les symptômes du capitalisme et de ses formes dérivées néolibérales ». Samir Amin, dans son essai La Déconnexion, souhaite en finir avec le « virus libéral », alors que Michel Serres, dans Légende des anges, désigne par le mot « pantopie » un « lieu qui est dans tous les lieux, et inversement ». Utopie ou colonisation du langage ? « À chacun de savoir ce qu’il veut sauvegarder ou bannir de Mnémosyne… heu du cloud… de la mémoire ».
Évelyne Mendes se livre à une « lecture croisée » des ouvrages La nature de l’espace. Techniques et temps, raison et émotion de Milton Santos, et A Estetica do Oprimido : reflexões errantes sobre o pensamento do ponto de visa estético et não cientifico d’Augusto Boal, interrogeant leurs « enjeux connectifs » et leur « souci de spatialités ». Santos voit « dans la dimension de l’ordre local de l’espace, et de son usage, une alternative concrète à l’ordre mondial qui ne cherche qu’à imposer une rationalisation du temps et de l’espace unilatérale ». Il lui oppose « la coprésence, le voisinage, l’intimité, la coopération et la socialisation sur la base de la contiguïté ». Dans le prolongement de Santos, la « nouvelle esthétique » de Boal « mène vers un usage solidaire et horizontal articulé à la contigüité des espaces », et déconstruit le «clivage artiste-spectateur ». La « castration esthétique (…) fragilise la citoyenneté ».