Insula Bartleby de Serge Airoldi par François Huglo
De l’impossibilité d’autre chose qu’une île. Même pas un archipel : « Bartleby est seul, il s’efface. Mais il est toute une armée de seuls. D’effacés. D’esseulés ». Serge Airoldi, auteur de Si maintenant j’oublie mon île : vies et mort de Mike Brant, me pardonnera de citer les Beatles : « Ah, look at all the lonely people » et « Sergent Pepper’s Lonely Hearts Club Band ». D’une île comme impossibilité. Marie Blaise, Université de Montpellier : « Bartleby. "I would prefer not to" ou la disparition des possibles ». André Franklin, Internationale Situationniste n°4, juin 1960 : « Ni la paix, ni la guerre ne sont désormais possibles, mais la révolution ne l’est pas davantage… ». De quoi désespérer Billancourt.
Monadologie ? « Toute la vie n’est qu’une île. Insula. Un univers en réduction, un microcosme en mer ». Auguste Blanqui, cité par Walter Benjamin, décrit l’humanité comme « bruyante, infatuée de sa grandeur, se croyant l’univers et vivant dans sa prison comme dans une immensité, pour sombrer bientôt avec le globe qui a porté dans le plus profond dédain le fardeau de son orgueil ». De la vie individuelle à l’humanité : « Un individu infiniment caractérisé [singulier ?] appartient à un infinitorium », écrit Novalis cité, lui aussi, par Benjamin. Est-ce si désespérant ? Giono (qui « lisait Melville comme un évangile ») : « Je ne pose pas les questions pour y répondre moi-même. Je les pose pour que chacun y réponde en soi-même ». La solitude comme condition de la lecture, par laquelle « je me fais seul, profondément seul, avec la solitude d’un autre, de cent autres » (Bachelard, phrase non citée par Airoldi). Averty disait que « le public » n’existait pas, chaque cervelle de spectateur ou d’auditeur (autant de lecteurs) étant enfermée dans sa boîte crânienne. La condition de la citoyenneté, ce contrat, est paradoxalement le « Refus d’obéissance », titre de Giono (cf « Contre nous, de la tyrannie », air connu). Égalité entre libertés, fraternité entre solitudes : « Bartleby (…), notre frère à tous » (Gilles Deleuze, qu’Airoldi cite en exergue).
Travaux d’approche : chaque paragraphe (souvent une citation) vient accoster, révèle un rivage, éclaire une facette de l’île, aussi appelée poésie. « Lalangue n’est pas du domaine de la poésie (…) Je préférerais pas subir la langue », qu’il faudrait fuir pour « ne pas avoir à parler aux murs ». Et « Je préférerais ne pas avoir à traduire ». Ce qui nous mène au refus célinien d’Amyot, traducteur de Plutarque, à qui pourtant Montaigne a rendu hommage. Ce qui nous mène surtout à Orwell et à la novlangue, cette « langue de traduction » dirait Céline, devenue « néoparler » dans une nouvelle traduction, « comme si ce nouveau mot était lui-même un avatar orwellien de la novlangue », qui « depuis 1949, l’année où paraît 1984, (…) a fructifié ».
Homme du « pas de côté », de « la suspension du logos », Bartleby est pour Blanchot la « figure du neutre par excellence » —Airoldi répond : « pas sûr » —« Celle de l’écrivain par excellence » ? —« Sûr que non ». Pas plus celle d’une désobéissance civile à la Thoreau. La « nonchalance » de son « non » pointe « peut-être confusément le droit de préférence du non être ». Alpha privatif : acédie (« La vie a sévi. Elle a assez dit »). Aphasie (« son silence (…) célèbre l’aphasie »). Le vide. Melville : « L’âme de l’homme est un vide immense et terrifiant ». Le « syndrome de Bartleby » n’est pas « un mal endémique des lettres », comme le prétend Enrique Vila Matas. Bartleby « est l’un de nous. Rien que ça ». Frère de Kafka : « C’était comme si la honte devait lui survivre », commenté par Primo Levi : cette honte, c’est « la honte d’être un homme ». Ce pudendum « est l’arme de Bartleby ».
Il parle à un mur, qui surgit aussi face à Harry Haller dans Le Loup des steppes de Herman Hesse. Mais « B n’est pas un loup ». Il est « autre chose qu’un loup entouré de loups ». Son « tourment grand » est la peur. « Il a peur, grand peur, et nous avons peur. Très peur ». Sans passé ni avenir, « l’absurdité fait de nous sa datcha ». Faut-il « Ne plus rien vouloir. Attendre, jusqu’à ce qu’il n’y ait plus rien à attendre » (Perec) ? Déplorer à vie « l’inconvénient d’être né » (Cioran) ? Contre Pascal, D.H. Lawrence, dans L’Apocalypse, retourne la peur, la redresse, verbe aimé d’Eros : « La chose la plus dangereuse au monde est de montrer à l’homme sa propre misère comme inhérente à sa condition. Il en est abattu, il en devient misérable (…). Ainsi en est-il de nos jours, la société se compose d’une masse d’individus faibles qui, du fond de leur peur, tentent de se protéger contre tous les maux imaginaires possibles et qui, évidemment, par leur peur même, font naître ces maux ». Reste à souhaiter, car tel est notre bon plaisir, envers et contre tout ressentiment, à tous les Bartleby que nous sommes, un prompt retour de flamme (d’amour, « de vin, de poésie ou de vertu à votre guise », disait Baudelaire —contre « l’ennui, fils de la morne incuriosité », qui « prend les proportions de l’immortalité ») — un prompt rétablissement.