J’embrasse des espaces de David Schnée par François Huglo
D’un côté la création, de l’autre la diffusion ? À la relation duelle, verticale et asymétrique, entre auteur et éditeur, artiste et galeriste, l’association bordelaise Nouvelles Traces substitue l’horizontalité d’une mutualisation et d’une entraide, artistes et auteurs construisant eux-mêmes leur projet éditorial avec l’appui de bénévoles pour la mise en forme, l’organisation d’expositions, d’ateliers, de salons de lecture, de performances. Nouvelles Traces édite quatre collections : « La pinacothèque » assure la visibilité de plasticiens auprès de lieux d’exposition. « Les illustrés » concerne les arts graphiques, « Les poétiques » ce qui se revendique comme tel, « Nos patrimoines » le partage de spécificités culturelles. David Schnée a d’abord publié dans cette collection Rumpelsbuch, illustré par Jean Martial Estève et préfacé par Mireille Israël-Lang. Néologisme judéo-alsacien, le titre signifie « Le livre des remue-méninges », par référence à la Rumpelsnacht, « nuit du remue-ménage », qui marque le terme de la Pâque juive. Il invite le lecteur à partager recettes familiales et souvenirs d’enfance, à « goûter la différence ». C’est maintenant dans la collection « Les poétiques », après des recueils de Jean-Paul Loubes, Pierre Pauty, et Shizue Ogawa, que David Schnée nous propose un choix de vers et de proses, entre instantanés et méditations, pas du promeneur et « volutes bleues de la pipe, / Tout doux ».
Le « modeste solitaire / Gravissant les collines de garrigue et de pierres » peut aussi les survoler. Les bras évoqués par le titre ne sont pas l’intermédiaire entre le cerveau et la main, la conception et la préhension. Comme s’ils gardaient le souvenir d’avoir été, avant leur avatar humain cérébro-manuel, des ailes, qui mesurent ici leur envergure, sans complexe d’Icare ou d’albatros car elles n’empêchent pas le poète de marcher. Dans la prose liminaire, le promeneur ailé se pose successivement en forêt, entre menhirs et Océan, dans les vignes du Piémont, et sur les monts de Judée : « Derrière moi les éclats scintillants de la Mer Morte, devant moi l’infini du désert embrasé. C’était l’arrivée et le départ des périples sans cesse recommencés », à la fois larges comme ceux d’oiseaux migrateurs et précis, à ras de terre, dans leur attention à l’espace géologique, végétal, ou amoureux. D’où les subdivisions du recueil : « J’embrasse des espaces de voyage et de contemplation », « J’embrasse des espaces de gloire et de vanité », « J’embrasse des espaces d’amour et de désir ».
Une Inde en g majeur charrie en son Gange « gouaille en bandoulière » et « geste des contrefaits », gravée « sur des épreuves de gangue et de terre ». Un nuage atlante, « sablier du temps qui s’écoule. / Retournez-le ! », nous mène à Prague sous la pluie, « sous la grêle » et « sous perfusion touristique ». Une foi traverse ces périples, à la fois construction et courant (ou voie lactée ?) plus fort qu’elle et capable de la renverser : « Quand bien même les murs s’effondreraient, / Quand bien même la grotte s’écroulerait, / L’eau sacrée trouverait sa voie. // Quand bien même… / Les croyants bâtiraient prière après prière la maison de notre père ; / Et la foi de briller en pleine nuit ». À ce fleuve vivifiant sont opposés « la nuit et le brouillard » d’un Rhin légendaire, « qui masquaient tout signe de vie » (on pense à un « espace » tout sauf « vital » !). Fleuve en suspens, les Klavier Sonaten de Mozart « entre veille et sommeil » plongent dans un bain prénatal. Ou dans une osmose entre pluie et terre : « Quand l’une vient battre l’autre, / La seconde récolte la première ».
Les « espaces de gloire et de vanité » ? Mirages : « miroir » et « images flottantes » qu’agite un fantôme « jamais bienvenu ». L’attente est préférée à la volonté bandée : « Les choses adviendraient d’elles-mêmes ou ne seraient pas, / Tel un fruit mûr qui monte au ciel, la découverte d’une étoile ». Lâcher prise, voir venir, entendre surgir « la mélodie à Dieu va ». Pauvre pharaon ! L’encens « lui montait à la tête », mais « Quand la vanité de son acte l’arrêtait des coups de fouet l’encourageaient ». Quel « domaine » est plus « immense, pharaonique », qu’ « Une fosse commune » ? Jacob affronte l’ange, « ce frère aîné », un autre lui-même, et Orphée ne cherche qu’ « un rêve brisé ». Les références bibliques, grecques ou germaniques, n’empêchent pas d’affirmer : « La science est conscience créatrice », et « Le vaste jeu de mots de l’univers se priverait bien du langage ! ». Mais entre mythe et histoire, un René Girard ne contredirait pas ces deux phrases : « Les intérêts de la dette sont sans cette reportés sur le bouc émissaire. Tandis que les Prométhée de pacotille croient voler une étincelle de lumière ».
Les « espaces d’amour et de désir » mêlent perles et larmes, sangs et semences, corps et esprit, « absurdité sensuelle » et « chimère ». Un « or qui luit à l’esprit » échappe au prédateur, « sa flamme s’embrase et s’éteint comme une inconnue ». Nulle griffe rapace ne se refermera sur l’espace embrasé par qui l’embrasse !