James Joyce, par René Noël
Joyce poète
De Dublin à Zurich, la couverture du livre de traductions par Philippe Blanchon de poèmes de James Joyce, situées et commentées par lui au fil de ces dernières années, et regroupées ici à l'occasion du centenaire de la publication, le 2 février 1922, d'Ulysse à Paris, dans une adaptation de Valéry Larbaud et de l'auteur, montre un Joyce, assis au premier plan, qui a tous les airs du guerrier au repos, en pays nervalien peut-être ou dans les parages du Lac Léman, filmé et photographié par John Ford - américain lui-même né de parents irlandais, d'Ann Spidéal pour son père et des Îles d'Aran pour sa mère - les mains soutenant son visage baissé, un bandeau sur l'œil perdu, des enfants, les siens ou ses neveux, courent dans l'herbe à l'arrière-plan, l'écrivain songeant, moi aussi j'ai fait mon devoir, et pas de commissions ! une fois Finnegans Wake imprimé, c'est bel et bien un Joyce poète, de son adolescence, de sa maturité à sa dernière promenade sur les bords du lac rêvant à ses livres à venir, qui nous est donné à lire ici. *
Des poèmes de jeunesse qui lui sont envoyés pour témoin d'un air de défi - osez donc ne pas publier ces poèmes lui écrit en substance le jeune Joyce - Yeats ne voit-il pas d'un bon œil l'alliage de la hardiesse, de la suffisance, un certain culot de son jeune compatriote, et des bonnes étoiles présidant à la naissance de ses vers où un chant singulier déjà s'affirme ? La lecture d'Ulysse de son cadet a peut-être contribué à libérer sa poésie des dernières années, affranchie soudain de ses propres dogmes. Yeats et Lady Gregory, Parnell, le nationalisme irlandais et le théâtre, Swift et Ibsen, sont les points de gravité que Joyce vénère, avec lesquels il vit partout où il va. Blanchon établit l'histoire de ces vers et traduit des poèmes inédits en français de cette période.
Quant au livre Musique de chambre, le frère de Joyce les ayant édités dans un ordre arbitraire, Blanchon leur rend leur cohérence en les inscrivant chacun dans un ensemble cohérent et équilibré, médité, soit la basse continue d'un drame musical dont chaque poème tient sa partition. Si Dubliners, à travers les aléas conjoncturels de son édition, condense les forces et les sonorités de la phrase, premier état du métier de scripteur pesant son poids, Ulysse applique un principe de contamination des mémoires d'Irlande venues des quatre points cardinaux, des rives de Hongrie d'où vient le père de Bloom, juif hongrois converti au protestantisme, de la Crète, Héraklion, via Dedalus, le fils spirituel de Bloom, et même d'Angleterre par Shakespeare. Il s'agit de trouver les instruments, les niveaux de langue, aptes à traduire les mémoires d'Europe, dans les réalités les plus triviales, là dans les rues de Dublin où pour n'importe qui, il n'y a rien à voir, les rituels religieux, homériques, s'incarnent à nouveau dans les gestes communs, les réflexes de la vie courante.
En admirateur de Dante, Joyce considère qu'il ne vit pas tant en exil à Paris, à Trieste, qu'il reste fidèle à son foyer, à sa ville et à son pays qui s'est trahi de la même façon que le florentin, Durante degli Alighieri affilié aux côtés de Cavalcanti à l'Ordre des Fidèles d'Amour, considère que c'est sa ville qui se retranche du monde et non pas lui. La fidélité et la trahison jouent à cache-cache depuis l'aube de l'humanité. Joyce dès l'université creuse les origines de la langue d'Irlande. Cette langue est d'origine orientale et elle a été identifiée, par de nombreux philologues comme l'ancienne langue des Phéniciens, inventeurs, selon les historiens, du commerce et de la navigation. Comme ce peuple aventureux, avait le monopole de la mer, il fonda en Irlande une civilisation, qui était déjà sur le déclin et presque disparue avant que le premier historien grec prît le calame. (Joyce, Pléiade, I, p. 1007). Blanchon écoute et entend de son oreille de poète, la poésie de Joyce à partir de la lecture de Finnegans Wake dont il traduit et commente des passages qui sont de fait de véritables poèmes. Ses traductions et ses commentaires des poèmes de jeunesse, précise-t-il, viennent de cette source où le lecteur a le plaisir de lire les liens, les relations nouées et élucidées entre Anna Livia Plurabelle, H. C. Earwicker, Shem et Shaum... si bien qu'il n'en a que plus de plaisir à lire, relire cette épopée lyrique si singulière.
Homère, Ovide, Somadeva..., nul doute que Joyce est de cette trempe de poètes qui hisse les trois mondes, celui des hommes, des dieux et des demi-dieux, à hauteur de vie quotidienne. Philippe Blanchon prend à bras le corps Finnegans Wake, ce livre central qui vivifie de fait tous les écrits de Joyce. Son plaisir de lire, traduire, commenter - ira-t-il jusqu'à traduire le Wake en entier ? se demande le lecteur - le texte joycien le conduit à lire le futur de la littérature, de la langue, dans la poésie dont l'éclipse est à ses yeux ponctuelle.
* Philippe Blanchon publie également, Joyce, une lecture amoureuse, la Nerthe, 2022