Je ne serai pas toujours là de Catherine Soullard par François Huglo
Un moderne Monsieur Jourdain, qui ne voudrait ni poème ni roman, ni vers ni prose à dérouler de quoi « bien » ficeler des intrigues, ou à découper en répliques de sitcoms, serait comblé. Catherine Soullard découpe et coud des proses en courts chapitres—une prose si l’on veut, mais « assez souple et assez heurtée pour s’adapter », selon le vœu baudelairien, « aux mouvements lyriques de l’âme, aux ondulations de la rêverie, aux soubresauts de la conscience », et surtout au feuilleté de la sensation, à son épaisseur et à sa saveur, plutôt côté Proust, Giono, ou Colette. Pour qui sonne le glas du titre ? « Je ne serai pas toujours là ». Cette phrase, chacun peut la dire à ses proches, ou l’entendre au plus profond de lui-même, prononcée par son autre le plus cher. Elle sonne comme un « jamais plus » — « Avec le temps va, tout s’en va » — et pourtant, écrivait Jean Rivet, « ce qui existe un instant existe pour toujours ». Avant d’éclater, la bulle de la sensation peut contenir un jardin des délices. L’odeur et la saveur, écrivait Proust, portent « sur leur gouttelette presque impalpable l’édifice immense du souvenir ». Encore faut-il qu’une prose reconstitue l’odeur de l’invisible et persistant jardin.
Le tout-venant du roman, bébête à concours et à promo, brosse des galeries de portraits hauts en couleurs, images d’Épinal censées représenter les « faits de société » dont on parle. Catherine Soullard pétrit une pâte commune à tous ses personnages et à nous-mêmes, et qui, comme le « je », passe de l’un à l’autre. Le titre de son roman, si c’en est un, pourrait être « Le vieil homme et l’enfant ». Celui qui appelle « Papy » son tonton préféré, mais aussi celui que fut le vieil homme. L’enfant qui vit face à lui, et le bouleverse, mais aussi l’enfant perdu, son frère, prénommé Marcel, c’est peut-être un détail, mais d’autant plus troublant que l’enfant adoré s’appelle Adrien comme le père de Proust, et le vieil homme Charles, comme Swann. Avoir lu la Recherche n’est pas indispensable, mais un bonus. « Je ne serai pas toujours là », nous dit le temps qui vacille, trébuche entre perdu et retrouvé.
Les trois mêmes lettres commencent les noms de Marcel, Marthe, et Marseille. Marcel, frère cadet de Charles, subit un accident cérébral. Marthe, figure du désir perdu et retrouvé (avec elle, Charles « avait rêvé d’un fils » qui « se serait appelé Marcel ») se tuera « avec son mari dans un accident de voiture ». Comme Alfred Agostinelli en avion, mais Proust n’était pas à son côté. Les trois premières lettres de Marseille sont celles de marcher : « chercher le secret, une façon de vivre » au fil du « temps qui peaufine l’attente en la rendant presque romanesque, en la feuilletant de sensations à chaque fois reconnues et à chaque fois nouvelles car y sont sédimentées toutes les fois précédentes en même temps qu’y sont agrégés des désirs neufs ».
La réminiscence noue le fil du temps, plonge à travers les couches de sédiments. Olfactive : Charles prend un mouchoir propre pour remplacer celui d’Adrien qui saigne du nez, l’asperge d’eau de toilette, et se souvient de celui que sa mère humectait de son parfum. Ou une odeur qui passe par la fenêtre de la voiture lui offre, dans « les petits ramequins en faïence blanche, leur liseré bleuté, (…) le goût de ses dix ans ». Plus loin, c’est Nathalie, mère d’Adrien et fille de Marthe, ancien amour de Charles, qui revit la douleur d’avoir perdu David, son premier amour, quand lui arrivent des « odeurs de terre mouillée ». Auditives : quand la cloche sonne six heures, Charles se souvient de celle de l’école, et de son jeune frère Marcel qui voit avec lui et Colas, leur nourrice, un vieil homme gisant sur les pavés, dans une flaque de sang. Il se souvient de l’accident cérébral qui frappe Marcel d’aphasie. Le fil du temps s’embrouille : assis à côté de Simon, père d’Adrien qui est installé avec sa mère, à l’arrière, « Charles tente de faire coïncider ses souvenirs avec la réalité, le passé déborde sur le présent, il perd pied comme quand il a un peu trop bu et ça lui plaît ». Chez lui, il aime se faire ouvrir du Château d’Arcins, en boire « trois verres, avant d’aller s’étendre tout habillé, sentir ses membres fourbus épouser la forme du lit et s’y enfoncer, l’esprit vide. Mourir tous les après-midis, quel bonheur ».
La mort, présente dans le titre, sera celle de la mère de Simon, qui n’a pas oublié cette phrase : « Tes amis tu peux les voir tout le temps, mais moi, tu ne m’auras pas toujours ». Celle de son père : « je nouai les lacets en fixant une dernière fois le visage de Papa entouré d’un bandeau, où était-il parti ? ». La jalousie du narrateur proustien survit à la mort d’Albertine. Dans le livre de Catherine Soullard, la jalousie traduit une double crainte : celle à la fois de voir disparaître l’être aimé, et de disparaître aux yeux de cet être, donc pour soi-même. Nathalie dit à David : « La seule chose que je voulais, c‘était que tu me baises, moi et pas les autres ». Car « c’était le premier homme, elle avait été à lui, avait tout supporté, tout admis, elle avait attendu des heures, des jours, des nuits, des années, elle s’y était épuisée, elle avait disparu, elle n’existait plus ». Un sacrifice doit boucler la chaîne des désirs mimétiques. Simon, exaspéré par « la tendresse envahissante du vieil homme pour sa femme », est jaloux de Charles, qui lui-même est jaloux de David : « Que Nathalie recouvre l’usage de la parole avait longtemps été le seul but de sa vie, il aurait fallu pouvoir éliminer la cause, David donc ». Fantasme du vieil homme : tuer l’enfant, « pulvériser son air fragile, son masque d’enfant triste, le terroriser, qu’il se montre enfin tel qu’il est, inconsistant et égoïste, paniqué ». Mais à l’image du « corps presque imberbe », du « bleu dans le rouge » de son sang, se superpose celle, qui ne l’a pas quitté, du « vieil homme seul par terre », du « regard très bleu qui fout le camp derrière sur les pavés dans le caniveau, le bleu dans le rouge ». Le vieil homme veut tuer l’enfant, c’est l’enfant qui le tue, à l’instant où il le retrouve : « mes jambes, mes joues, mes lèvres disparaissent, plus de chair ni de texte, plus de vie (…) Maman, dormir ou partir, je ne vais pas m’en sortir ». Fantasme ou souvenir, elle répond : « C’est fini, mon enfant, calme-toi, mais qu’est-ce qui sonne encore, tu entends, ça recommence, ça n’arrête pas ». Le téléphone ? Le temps.