Jeté aux dés de Jean-Luc Lavrille par François Huglo

Les Parutions

14 oct.
2018

Jeté aux dés de Jean-Luc Lavrille par François Huglo

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            Colette n’a pas écrit « Les vignes de Lavrille ». Il s’en est fallu de peu, de ce peu que Boby Lapointe appelait le lape-pré, « "lape"indiquant que c’est par le truchement de la langue que l’on obtient des images telles que "velu", "air bu", "poêle occulte"qui évoquent la fertilité des "prés". D’où l’expression "lape-pré" ». Pas seulement des images : du sens. Qui part en vrille, comme Ménélas « part pour la Crète, part pour la Crète », le traitement par Lavrille de la mythologie grecque n’étant pas moins joyeux que celui de L’Iliade par Meilhac, Halévy et Offenbach dans La belle Hélène.

 

            Dans la langue inventée par Lavrille, lape-pré se dit « à côté », avec une référence au coup de dés mallarméen (mais nous sommes informés dès le titre : tout sera jeté aux dés de déconstruction, dérision, déchaînement des chaînes signifiantes, aux dés comme aux chiens noirs, aux orties, aux ordures ou mieux : au compost. Nous-mêmes sommes jetés aux dés, sans pouvoir « jeter l’ancre un seul jour ». Le « beau dé » s’entête à s’élancer « à côté » du tapis (Bobillot dirait qu’il piétine et crève « le matelas de mots ») : « Se distingue du hasard tête de mule // mulâtre ce beau dé / jeté / coup sur coup / sur le tapis mais à côté ».

 

            En même temps qu’il jette les dés, chaque vers émettant un coup, Lavrille secoue les colliers et nous invite, comme Lennon invitait la reine et sa cour, à faire de même. Nous n’avons rien à perdre que ces chaînes : liaisons convenues, automatismes psychiques, boulets et bonnes manières culturelles, tout ce par quoi la langue, si elle n’est pas « fasciste », risque à chaque instant de le devenir. Lisant les quatre vers « s’écrit une / langue / qui parle / parce qu’elle vous écoute », on peut imaginer une langue espionne, genre big brother ou Google, ou au contraire celle de Lavrille, à l’écoute des automatismes qui nous enchaînent pour nous en alléger et, à partir de là, parler ou perler. Il enfile moins des perles qu’il ne les laisse se défiler, glisser, tomber « sous le sens », avec des « sons sans leçon », comme « dés sans chiffres ». Pas de langage chiffré, de vérité révélée. « Vérité missa ouest / je te plumerai ». Se répondent les titres des trois premiers poèmes : a thée, ô té, thé o. Les dés sont jetés « en attendant godet ». À vignes de Lavrille, bateau ivre : « dérape par happés d’Europe exacte ». Sa « co errance », son « pari / échoué si près d’Ubu » (ô « chéri Jarry » !). Souvent « charrie varie la souris », l’histoire, sauve souris d’un grand sauve qui peut : « ghetto sur crise cerise / (…) / craque aux vies / (…) / déportées ».

 

            Dés jetés comme esquif (frêle et ivre) et cheveux sur la langue : « jveux sur langue je t’ai jetée / éméchée et / la mèche est dite ». Celle que l’instituteur demandait de répéter : mon-ton-son, notre-votre-leur, ma-ta-sa, notre-votre leur, mes-tes-ses, nos vos-leurs » (nos voleurs !), devient, chez Lavrille : « son lit sali mon rein marin ton rein tarin (…) / macule mon / cul mon flux mafflu / (…) mon raton marathon mon rôt / maraud mon ri honnête marionnête / marital mon rital / (…) son coche sa coche / (…) sabord son bord saharien son aryen / (…) / tes lestes scopies / ces lestes copies ».

 

            Cheval de Troie (« ce citroyen / que des locaux motivent ») et Pinocchio du même bois, Lavrille sculpte « une immense langue de bois », dont le « nez s’allonge », à force de « snifier la sénéfiante peau », les « snifiants équivoques ». Il en tire « les vers l’a/ version objet petit tas // jeté aux dés sur tapis volant // mille et une nuits sur divan ». Des « vestiges oedipeux (…) se faisant anguler ». Marionnettes ? « Pas de textes sans fils ». Qui les tire ? « Fort règne aux fils ». Mais comme Adam dit, « t’en fais pas pour ma pomme (…) ouais ouais hello allo ma babelle ève ». De l’arbre de la science, « sciant t’y fie que pas trop ». Ne mets pas les « petits plats dans l’écran », mais « utilysse ta ruse de goupil » et « allez ! lâche île ! ». À travers mer « déposséidée, déblosolée / (…) désanacoluthée désanalculottée » ! Comme Achille, « détalons des aiguilles » ! Bondissant d’Offenbach à Francis Lopez, chantons « lexico ! lexico ! ».

 

            Le son court devant, le sens suit s’il peut. Les mots d’abord, la pensée s’ensuit : « elle ne sait faire que ça la pensée penser les mots ». C’est ainsi qu’ « elle est ce que je / deviens elle me devient me devine ». En chantant : « qu’une langue tordue / abreuve ces sillons », ou microsillons, d’un « swing de lueurs d’artifice ». Si « l’or fait ligne », si « l’eau fait lit », si « la fée cul pomme de Terre », si « pas une pomme / ne tombe sans Newton », si les « gammes où l’art pèche » ont « disparu Abel et luette », que reste-t-il à faire à ceux qui de l’ « aboli bibelot » n’ont que faire ? « Labo lire ».

 

 

 


 

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