Jeu, sets et malt de Christophe Roque et Jules Vipaldo par François Huglo
Vue en plongée de préférence perpendiculaire au plan, la table en terrasse est le centre du monde qui s’agite autour d’elle. Sous le soleil exactement, pile sous midi le juste, elle rayonne, attire les papillonnements de conversations et de regards sur les passants, ces figurants de la rotation du reste du monde. Sous l’objectif de Christophe Roque, elle est jardin zen, peinture abstraite, collage, mosaïque, poème visuel. Peu importe que son soleil brille à Arles, Sausset-les-Pins, Huesca, Aix-en-Provence, Biarritz, Nairobi, aux Seychelles, à Bergame, Bordighera, en Afrique du Sud, à Saint-Tropez, Lisbonne, en Sardaigne, à Bayonne, Paris, Athènes, sur le Lac Majeur, à Aigues-Mortes, Fort-de-France, Miramas ou Angkor. Les indices de localisation sur un menu, un sachet de sucre ou de chocolat, une facture, deviennent des éléments plastiques, les ingrédients d’un cocktail unique. Comme l’écrivait Proust, « un plaisir délicieux (nous envahit), sans la notion de sa cause », et cette sensation nous affranchit « de l’ordre du temps », des limites de l’espace.
L’œil touche le métal d’une théière sur un plateau, l’épaisseur d’un verre, la pulpe d’un citron, la crémeuse écume d’un café, goûte la tonique acidité d’un set jaune, la profondeur d’un liquide noir, la fraîcheur d’un orange pourtant solaire. Il hume « un rhum blanc qui voit rouge ». Contrastées ou ton sur ton, les couleurs sont servies dans des formes, rondes ou rectangulaires, dont les arrangements et combinaisons n’ont rien à envier à l’harmonie des sphères célestes, à celle des ballets moléculaires. Christophe Roque est aussi comédien et metteur en scène, on comparera donc ces vues de tables en terrasse à des espaces scéniques. En cuisine (coulisses d’un autre théâtre), il cultive l’équilibre, le dosage, le sens des proportions.
Que poser de plus sur ces compositions sans les corrompre ? Les épigrammes de Jules Vipaldo ne pèsent pas. Il pousse un soupir d’aise : « L’or du temps est servi sur un plateau aussi finement ciselé que cabossé / Il s’appelle "plaisir" », répond au clin d’œil que les verres fumés de lunettes adressent à deux verres d’eau cristalline, interroge le miroir d’un petit noir, joint d’un trait d’union –« MaSSacre coFFee »- la tasse de Masai coffee à la carte « D’une Afrique piratée », pointe le « dessous de table » qui s’est glissé dessus, salue « l’intrusion poilue d’un pinceau » (le poignet de l’artiste ?) « dans un tableau païen », tend à la religieuse portugaise une oreille non ensablée, chatouille « le palais du POP » ou, en Grèce, le « Melting-POT des lieux » qui, comme les dieux, « n’en sont plus ! ».
Heureux les visiteurs de l’exposition éponyme de Christophe Roque et Jules Vipaldo à la Maison des Jeunes et de la Culture de Martigues ! Plus heureux encore sommes-nous, lecteurs, de les rejoindre à volonté, sans modération ! Avec eux, portons « un toast chatoyant à la couleur » dont, en un « voyage sans bouger », l’agrément « seul, suffit à la joie ! ». Car, conclut Vipaldo, « tout passe / Excepté le goût / Que nous avons des choses / ET DE LA VIE ! ». Christophe Roque acquiesce. Marcel Proust aussi.