Jude Stéfan, Rimbaud et Lautréamont par René Noël
Non
Né sous la défroque et le patronyme de Jacques Dufour en 1930, disparu il y a deux ans, Jude (l'Obscur de Hardy) Stéfan (Le héros, Dedalus, fils de Bloom de Joyce, entre autres origines de ce pseudonyme), a rédigé un mémoire en vue de l'obtention d'un diplôme d'études supérieures, envoyé en 1995 au directeur de la bibliothèque municipale de Charleville-Mézières, resté inédit jusqu'à ce jour. Rimbaud et Lautréamont sont à l'initiative de cet écrit qui n'est pas tant de circonstance, qu'il est jeton d'une mise pleine, décidée et sans restes du je dû. À qui, si dette il y a, ce dû ? adossée à quel âge ? selon quelles modalités, contrat ?
La première partie de l'essai décrit l'irréductubilité de Rimbaud, les singularités trois fois déclarées, à travers Les poésies, Une saison en enfer, Les illuminations de l'adolescent précoce entre tous récusées, révoquées par lui sans restes, et la logique sévère de Lautrémont, les six chants de Maldoror Fleurs du mal brusquées, Les Cahiers de Malte Laurids Brigge de Rilke, dont les menées systématiques vers le mal résolu visent aussi bien que toutes les bonnes intentions à une forme de continu bientôt démentie par Les Poésies. Le parti pris du non s'appuie ainsi sur une imitation du manichéisme. Position de refus soulignée par Tristan Hordé interlocuteur de longue date, légataire littéraire du poète et nouvelliste, que Jude Stéfan partage alors qu'il observe la précocité des deux poètes, leur sens respectif du non qui ne s'autorise aucune répétition, établissant un gros plan sur leur obstination, subordonnant les utopies et le langage devenu cause commune fait par tous et aucun à l'absolu du non fixé une fois pour toutes - au risque d'une juvénilité sénile.
Remarquable en ceci pour ce qu'il en est du poète ardennais - les paysages diversifiés de cette contrée écrit André Dhôtel, décisifs quant aux visions du monde de Rimbaud - qu'il voit la poésie se détacher de lui sans regrets, lisant ses propres vers aussi bien que si un étranger les avait fixés à sa place quand le poète de Montevideo voit la mort interrompre ses poésies en pleine rupture et négation des Chants de Maldoror. Le principe d'originalité acté par une main heureuse du hasard ayant pourvu deux adolescents de tous les dons, a fait son temps, écrit Jude Stéfan, et ne saurait distraire un adulte alors même écrit son préfacier que Stéfan lui-même n'a cessé, bien avant de se voir édité, de proser et de poétiser jusqu'à un âge avancé en débutant éternel.
Les poèmes latins de Jude Stéfan se démarquent des recours à Horace et à une vérité proverbiale déduite du Littré ou de strates étymologiques du français écrites par Francis Ponge. L'écrit se tient dans la proximité de Mathieu Bénézet quant au renouvellement de formes poétiques, sonnets, odes..., à la métrique, à la prosodie, au recours aux diérèses, quant aux rapports également aux nomemclatures, aux listes, mises en poèmes, même si chaque écriture est singulière et a son ton et son monde propres. L'affirmation d'un non-moi irréductible à toute publicité, hormis celle d'initiales, M. B., J. S. rejoignant l'anonymat happés par l'écrit et cités de doxographies lacunaires leur est commune. Le vrai, la vérité chez les poètes, selon les morales, les idéologies et les desiderata des positions historiques que Stéfan et Bénézet s'ingénient à défendre à travers le retrait radical de soi, n'usent toutefois pas des mêmes sonorités, ni thématiques.
Chez Stéfan plus encore que chez Bénézet, la personnalité, le vécu et l'invention de soi à travers l'écrit ne cessent de se contredire et de se greffer mutuellement pour dissimuler combien la négation de soi se démultiplie aussi bien dans l'imaginaire que dans la vie quotidienne jusqu'à aboutir à une négation de toute vie publique et de son époque dans sa poésie et ses nouvelles, aussi bien quant à ses valeurs et ses crimes que quant à ses valeureux ou assassins. Époque du nihilisme sous le structuralisme traité si diversement par Denis Roche, Pierre Rottenberg..., terme générique s'il en est qui n'est plus disputé de nos jours, immergés que nous sommes dans une négation de l'histoire et de ses contrastes violents et raisonnés. Or et malgré tout, la source, l'eau vive, l'eau de vie restent ces moments aussi bien dans Le bateau ivre qu'à travers d'autres vers de Rimbaud où les couleurs éclatantes et la rapidité des syllabes laissent sur place tout héritage intermédiaire, Verlaine, Villon trouvant là un écho spontané que nulle prose, ni attitude de négation de tout, ne sont en mesure d'évincer. On a faim dans la chambrée - / C'est vrai... / Émanations, explosions... : Un génie : je suis le gruère ! / Lefevre : Keller ! / Le génie : je suis le brie ! / Les soldats coupent leur pain : / C'est la vie ! cite Jude Stefan, poème de Rimbaud écrit au fil d'une lettre à Delahaye, du 14 octobre 1875. Soit la poésie foudroyante et éclatante de vie dont les vers et les formes s'entendent dès le premier mot, Jude Stéfan citant volontiers l'album zutique en exemple de poésie concrète, immédiate.
Rimbaud pour la poésie et Lautréamont pour la prose sont des ingénieurs de la connaissance qui ne se satisfont plus d'images ou de métaphores observe Jude Stéfan. Inspiré par des auteurs romains, Le Tasse - Au clair amour du Tasse tâter que / les courbes de Vénus furent telles au / temps d'or jadis sous mêmes mains poudreu- / ses ... (À la vieille Parque, Poésie Gallimard, p. 60) - Martial, Catulle, Juvénal..., qu'il ne répète pas tant qu'il les modernise, expert en satires, tombeaux, épigrammes, imprécations, soties..., le poète et nouvelliste a paradoxalement pour matière sa vie propre tout en ne se voulant ni original, ni imitateur et alors même qu'il rejette autant sa personne et ses actes que l'époque, sous tous ses aspects, à laquelle il est né, a écrit et où nous le lisons. Et cependant boomerang de l'histoire sur les voies d'ivraies, de vrai, l'intemporalité rendue au sol, l'éternité et le verbe eux aussi ne se tiennent-ils pas dans leurs limites où le non diffère bel et bien de tout non ?