Kitasono Katué de Jean-François Bory et Jacques Donguy par François Huglo
Kitasono Katué (1902-1978) « est le principal poète japonais d’avant-garde », selon Jean-François Bory qui a entretenu une correspondance avec lui et l’a publié dans ses revues à la fin des années 60. Au cours des « années de la démocratie Taishô », qui ont suivi le tremblement de terre de 1923 à Tokyo, il a créé la revue « Ge Gimgigam Pururu Gimgem » (GGPG), où ses poèmes visuels n’avaient « rien à envier —et ce serait plutôt le contraire—aux exploits typographiques de Tristan Tzara » ou aux "Mots en liberté" de Marinetti ». Mais « curieusement », ajoute Bory, « l’Occident, dans son monocentrisme jubilatoire, n’a pas retenu, pendant plus d’un demi-siècle, que la mondialisation s’était déjà faite dans l’avant-garde ». L’équipe de GGPC connaissait les manifestes Dada et les formalistes russes par David Bourliouk, qui a séjourné un an à Tokyo. Katué a correspondu très tôt avec Ezra Pound qui le surnommait Kit Kat, du nom d’un club de poètes anglais du début du XIXe siècle. Pendant la période militariste du Japon, de nombreux intellectuels japonais se sont « englués dans les sables mouvants du fascisme », mais « après la catastrophique défaite de 1945 », ce fut « à qui serait le plus "humaniste", le plus "moderniste", le plus "internationaliste" ».
Exaspéré, en privé, par « l’attitude de Kitasono pour la poésie pure, non engagée », Pound est resté « l’avocat irréductible du groupe VOU », créé en 1935, mot tracé par un doigt à partir de liquide répandu sur la table d’un bar. La revue ne s’arrêta « qu’au n° 160, à la mort de Kitasono Katué en 1978 ». Mis en relation par Pound avec les poètes brésiliens, Katué envoie en 1957 à Haroldo de Campos « Monotonie de l’espace vide », avec « toujours une bonne longueur d’avance » : les « minimalistes américains » et le « poète Robert Lax » appliqueront « cette méthode ponctuellement vingt ans plus tard ». Les revues « ASA » (Association for Study of Arts ») et « VOU » s’affrontèrent « pendant plus de quinze ans », ce qui créa « une émulation exceptionnelle ». En 1964, Seiichi Nikuni, directeur de la revue ASA, entra en contact avec Ilse et Pierre Garnier. Leur collaboration aboutit aux « Poèmes Phonétiques Sur Spatialisme » 4, les langues produisant « un collage sonore assez singulier ». C’est par des « collages photographiques », parus dans « VOU » en 1967, que Jean-François Bory rend hommage à Kitasono Katué et Kitasono Katué à Jean-François Bory.
Jacques Donguy retrace le parcours de Kitzasono Katué « des avant-gardes au poème plastique ». Après le tremblement de terre de 1923, « la vague dadaïste a déferlé avec une grande force ». En 1924, Kitasono et son frère Heihachi rendent visite au peintre et écrivain Tamamura Zennosuke qui leur fait découvrir le Bauhaus, et les introduit auprès des frères Nogawa, Hajime et Takashi. C’est grâce à Hajime, dira Kitasono, qu’il est « devenu un écrivain plutôt qu’un peintre ». Mais ses intérêts « se sont toujours déployés dans différentes directions : poésie, design, théâtre et peinture ». De son premier recueil, « Shiro no arubamu » (« Album de blancheur »), il dira que ce « volume inachevé de beaucoup de modèles rassemblés en désordre » inclut « tous les éléments des poèmes » qu’il écrirait « probablement dans toute (sa) vie ». Ces poèmes de 1929 font penser « à ce que sera la poésie concrète dans les années 1950 », de même les « poèmes coniques » de 1930, où il étend son territoire.
Le nom de « club d’Arcueil » rend hommage à Erik Satie. De jeunes poètes sont publiés dans la revue « Madame Blanche ». Kitasono traduit du français et publie en 1933 le premier livre sur Paul Eluard traduit en japonais. Il a trente quatre ans et Pound cinquante-et-un quand commence leur correspondance, mais ils mourront sans s’être rencontrés. Il lui écrit : « Depuis l’Imagisme, nous vous avons toujours considéré comme un des maîtres de la nouvelle littérature », qu’il place « sous l’influence étroite de l’architecture et de la technologie ». Dans un texte d’introduction au club VOU, Pound écrit : « L’œil japonais est comme ces nouveaux objectifs qui saisissent la balle qui sort du fusil ». Katué appelle « idéoplastie » l’ « effet poétique » qui « se développe suite à une image », ce qui prolonge l’Imagisme de Pound. Mais en 1940, la Police de la Pensée accuse de « crime de pensée » et d’antipatriotisme quiconque est influencé par l’Occident. « VOU » interrompt sa publication, Kitasono évite l’arrestation des poètes. Ils ne seront pas, écrit-il dans un « brulôt sur la Poésie » publié après la guerre, « les victimes de la tragi-comédie de ce siècle stupide ».
En 1955 et 1956, des concerts VOU proposent des œuvres pour piano de Satie, Poulenc, Jolivet et Milhaud. Dans l’anthologie « Eisaku kuro Botan », « Acute Angle Black Button », parue en 1958, Katué imagine la joie du premier joueur de flûte, peut-être atteint de « la maladie de la paresse que les autres êtres humains n’avaient pas ». Toute œuvre d’art inspire la « paresse », car elle adopte un « point de vue statique », en résistance à « la vie, qui ne se repose jamais un seul instant ». Haroldo de Campos considère « Monotonie de l’espace vide », publié en 1958, comme « le premier poème concret japonais ». Dans les années 60, Katué réalise 3 petits films muets noir et blanc dont l’abstraction annonce les « Plastic poems ». En 1966, dans le Manifeste du Poème plastique, il proclame : « Je vais créer de la poésie à travers le viseur de mon appareil photo, à partir de bouts de papier, de restes, de bouts de bois, de morceaux de verre etc. C’est la naissance d’une nouvelle poésie ».
« Le sens ne fait que clarifier l’existence de l’image », déclare Katué en 1975, au cours du seul entretien, lisible ici intégralement, qu’il ait donné durant toute sa vie. Pour Jacques Donguy, la « flexibilité qui a permis à Kitasono de "peindre avec des mots" s’est transférée aisément dans l’acte d’"écrire avec la photographie" ». Il s’est « impliqué dans le design de presque 500 revues et livres » et a réalisé « toutes les couvertures de la revue "VOU" ».
Les témoignages de Shin Tanabe, Haroldo de Campos, Marie Kawazu, Yasuo Fujitomi et Tissanato Nakahara compètent l’ouvrage, ainsi qu’une bibliographie et une documentation qui, plus qu’une « illustration », est une véritable initiation à l’art poétique de celui qui se voulait un « Homme-Vision ».