L'arrachoir 2 de Françoise Favretto par François Huglo
L’empathie ne se commande pas. Quelques dispositions sont requises, un minimum d’atomes crochus. Un clin d’œil peut suffire. Un signe de reconnaissance de soi en l’autre, de l’autre en soi, établit une connivence. Impossible, dès lors, d’attacher quiconque à sa souche, de l’enfermer dans une communauté opposable à d’autres, objets de philies et de phobies incompatibles. À ces essentialisations, les abstractions, même généreuses, répondent mal. Le choix stylistique, et existentiel, de Françoise Favretto, est de couper court à toute grandiloquence. Depuis longtemps, le trait vif de ses chroniques les apparente plus au dessin de presse qu’au discours, harangue ou plaidoyer. De même, en ces douze nouvelles brèves prolongeant L’arrachoir 1, l’humanité ne se drape pas dans une majuscule. Jamais bien loin de l’humour noir ni de l’absurde, elle s’échange à l’improviste, par surprise ou par défaut. Presque clandestinement. N’est-ce pas ainsi qu’elle éclaire, et chauffe le cœur ?
La communication politique est vouée à la grandiloquence, ne confie au réel aucun rôle sérieux, mais l’embauche comme figurant. C’est ainsi qu’une exposition-vente à des fins humanitaires sert de toile de fond à une rencontre de personnalités.
Les susceptibilités identitaires exacerbées par le cloisonnement des communautés contraignent l’époque à cultiver la prudence. Des comédiens s’interrogent : de qui se moquent-ils ? La compréhension du second degré n’est-elle pas limitée à un public particulier ? Leur naïveté peut leur coûter cher : « Attention à ce que vous allez dire et comment ! ».
La narratrice pourrait compatir avec une prof moquée pour la banane dont elle parfume quotidiennement la salle de classe. Mais c’est dans l’élève punie qu’elle se reconnaît, retrouvant sa « première colle, la découverte de ces vexations causées par l’administration, ses règles, ses murs ».
Dans une nouvelle, le rôle de fugueur passe de l’enfant aux parents. Dans une autre, une « rafle (…) qui sent le bruit de bottes » traque l’identité. Être « de la nationalité qui convient —belge, en l’occurrence », n’empêche pas de se poser la question : « À quoi ai-je échappé ? (…) Pourquoi moi ? Sans aucun laissez-passer, sans aucun poids dans la balance du monde, anodine cliente, passante sans histoire soumise aux hasards… l’Histoire m’a évitée ».
Sous la « silhouette recouverte de vêtements comme une lépreuse », dans les yeux émergeant « derrière un grillage pour empêcher de tomber », Françoise Favretto ne voit pas une religion, ni une communauté, mais une jeune afghane. Fugueuse, pourquoi avait-elle « tout arrangé depuis longtemps, obtenu un passeport, véritable schibboleth-talisman plus précieux que diamant » ? Qu’est devenue en Europe cette héroïne, sans nom ni prénom, d’un documentaire ?
Empathie pour des candidats à l’édition, pour l’innocent qui risque l’emprisonnement, et toute recherche d’alibis peut se retourner contre lui. Empathie pour les fleurs, plantées « pour elles-mêmes », comme la rose d’Angelus Silesius. Et pour les amis morts ? Est-ce possible ? « Tu te fais un dialogue dans ta tête », dit Charb à Luz penché sur sa tombe dans Catharsis. Pourtant, les revenants sont têtus. Les morts ne ferment pas la porte derrière eux, pour la bonne raison qu’ils sont vivants quand elle se ferme. Dans un beau texte onirique où passe Michel Valprémy, le petit ange qui volète autour de lui n’a rien du corbeau, ne dit jamais « Never more ». Aux questions « qu’est-ce qu’un mort endormi ? Est-ce que cela s’annule, comme deux négations ? Va-t-il s’éveiller vivant ? Ou mourir une deuxième fois ? », il répond : « Laissez-le croire qu’il est vivant. Ça lui fera du bien, cette promenade. Il a en vérité une permission de sortie pour bonne conduite ».
Mais entre un vivant oublié et un mort oublié, quelle différence ? Pour la mémoire informatique de la banque, la personne existe si peu qu’elle ne peut disparaître. Elle dépense moins, son compte s’arrondit, cela peut durer, « coïncider avec l’éternité tout court », pour « un mort sans histoires, avant comme après ». Moins seul, on rechigne. « Vous n’avez qu’à mourir, vous verrez bien, vous ne représenterez plus que des documents à émettre, à remplir et à renvoyer par votre femme, enfants, ayants droits ». Même si Françoise Favretto ne le cite pas, on entendrait presque chanter Brassens : « Le sage en hésitant fait le tour du tombeau », ou : « Et même à grande rigueur ne pas mourir du tout ».