L’Ecclésiaste, préface de Frédéric Schiffter par François Huglo

Les Parutions

19 juil.
2020

L’Ecclésiaste, préface de Frédéric Schiffter par François Huglo

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L’Ecclésiaste, préface de Frédéric Schiffter

            La Bible n’était pas le livre de chevet du « pseudo-Salomon », cet « auteur masqué » de l’Ecclésiaste, qui selon Jean Bottéro (La Naissance de Dieu) a « probablement vécu au IIe ou au Ier siècle avant J.-C. ». Jamais, constate Frédéric Schiffter, ce livre « ne se réfère à la Chute », et « le seul péché dont les humains se rendent coupables génération après génération est celui de naître et leur châtiment celui de vivre ensemble ». Il précède Sartre (« L’enfer, c’est les autres ») et Cioran : « J’ai loué les morts parce qu’ils ne sont plus de ce monde et plaint les vivants qui continuent d’y être. Celui qui n’a pas existé, je l’ai jugé plus chanceux que tous ». C’est déjà De l’inconvénient d’être né. Et comme chez Sartre et Camus, Beckett et Ionesco, « la tyrannie de l’absurde ». Pour Frédéric Schiffter, « l’humeur de l’Ecclésiaste rappelle l’Umour de Jacques Vaché, ce "sentiment de l’inutilité théâtrale et sans joie de tout" ».

            Inutilité « sans joie » : non spinoziste ? Schiffter met en scène un duel, thèse-antithèse, et déjà se profile une perspective de synthèse. « Seuls les livres sapientiaux » semblent à Spinoza « dignes d’intérêt philosophique »  pour n’être pas « inspirés par la croyance », et il reconnaît à l’auteur de l’Ecclésiaste le mérite de ne pas croire aux miracles. Les rabbins lui ont aussi reproché de nier la Providence. Quand Schiffter écrit que « ce texte de l’Ecclésiaste assène un mauvais coup narcissique aux humains » et ne se demande même pas « quel fut le dessein de Dieu en créant un monde où leur existence n’a pas plus de sens que celle des animaux », comment ne pas songer à la triple « blessure narcissique » infligée, selon Freud, à l’humanité par Copernic, Darwin, et la psychanalyse ? « J’admets tout à fait ma dépendance à l’égard de la doctrine de Spinoza », écrit Freud à Lothar Bickel en 1931.

            « Blessure », écrit Freud, « tragédie », écrit Schiffter : « La tragédie des hommes est que le monde n’est pas fait pour eux et qu’il n’y en a pas d’autre —hormis, peut-être, le Schéol ». Pour Spinoza, « la joie intensifierait le conatus —l’effort de persévérer dans l’existence, principe de perfection—, la tristesse l’entraverait ». Cela contredit-il l’Ecclésiaste : « Il y a un temps pour se réjouir, un temps pour s’attrister » (Schiffter ajoute : « un temps pour raisonner, un temps pour déraisonner ») ? Le début du prologue du Traité de la réforme de l’entendement rappelle les « vanités » de l’Ecclésiaste : « L’expérience m’ayant appris à reconnaître que tous les événements ordinaires de la vie commune sont choses vaines et futiles […], j’ai pris enfin la résolution de rechercher s’il existe un bien véritable et capable de se communiquer aux hommes ». La phrase finit-elle « en buée », comme l’écrit Schiffter qui lui oppose le conseil de l’Ecclésiaste « Ne t’adonne pas trop à la sagesse» ? Oui, Frédéric Schiffter, « tout est dans le pas trop », mais Spinoza n’est pas précisément un philosophe de l’ubris.

            Schiffter observait que l’Ecclésiaste avait été « composé, peut-être à la même date que le De rerum natura de Lucrèce », et l’on voit bien Épicure, Spinoza, et le « pseudo-Salomon », attablés ensemble, quand on lit dans L’Ethique : « C’est d’un homme sage de se réconforter et de réparer ses forces grâce à une nourriture et des boissons agréables prises avec modération, et aussi grâce aux parfums, au charme des plantes verdoyantes, de la parure, de la musique, des jeux du gymnase, des spectacles, etc., dont chacun peut user sans faire tort à autrui ».

            Spinoza contre l’Ecclésiaste, ce n’est pas l’optimisme jésuite contre le pessimisme janséniste friand de « vanités », même si c’est l’ancien jésuite Van des Enden qui a initié Spinoza à Descartes, lui-même formé par les jésuites de La Flèche. Ce n’est pas non plus Montaigne contre Pascal, Philinte contre Alceste, ou Voltaire contre Rousseau. Ici, le « contre » est un « tout contre ».

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