L'Enregistré de Christophe Tarkos par François Huglo
« Je suis l’avant-garde en 1997… ». Il fallait oser le dire. Et il fallait le faire. Présentant « Les Locaux » et l’ « Improvisation -Lieder » à laquelle il s’est livré en 1994 avec Thierry Aué au CIPM, Christophe Tarkos (1964-2004) écrivait : « C’est que le faiseur de musique là ne joue pas cette musique, il la fait ». Tarkos est un travailleur de l’écrit, surtout pas un écrivain. Comme le Péguy de Pennequin, il incarne la pensée, quelque part entre Gilles Deleuze et Fernand Raynaud qui est resté l’un de ses modèles. Philippe Castellin le situe, avec Nathalie Quintane, Stéphane Bérard, Charles Pennequin, Vincent Tholomé, dans le surgissement, au cours des années 1990, de « néo-textuels » qui « n’ignorent ni ne méprisent les sonores, les visuels, les performeurs. Mais c’est le pari d’un retour lucide, instruit et non régressif à l’écrit qu’ils fomentent ». La présente édition établie, présentée et annotée par Philippe Castellin, se répartit sur un CD Audio, un DVD Performances, tous deux intitulés « Christophe Tarkos, poète de la lecture », et entre ces deux disques 512 pages témoignant de la cohérence d’une démarche où « écriture » et « lecture » sont « profondément intriquées ».
Tarkos est capable de relativiser la lecture d’un texte, en l’occurrence intitulé « Le texte est expressif », en le faisant précéder d’un cri, mais aussi de relativiser le cri en le décrivant très précisément et très calmement dans le contexte de sa mise en scène. À égale distance de l’emphase soporifique des « lectures de poésie » et des éructations théâtralisées des « performances », l’ « anagramme de Sokrat » est décrit par Christian Prigent comme un « disciple ironiquement allégé de Gertrude Stein ». Découvrant Tarkos sur scène au « Polyphonix » de Bruxelles en 1994, Prigent pensait à des comiques : Tati dans Monsieur Hulot, Buster Keaton, le Jarry d’Ubu. Mais c’était pour préciser : « On perçoit une tension blanche, un affreux comique ». La distance de l’ironie ignore la sérénité supérieure, le point de vue de l’azur invoqué par Mallarmé. Pennequin parlait de « déséquilibre dans l’équilibre clownesque ». Tarkos n’a pas de point de vue parce qu’il n’a pas de place, pas de chaise, et son ironie « sokratique » (et maïeutique) nous fait comprendre que nous non plus. Répondant à Gudrun De Geyter pour la radio à la suite du Rotterdam Poetry international en 1997 (interview présente dans les archives audio du DVD), il s’expliquait du choix du titre Poézi prolétèr pour la revue qu’il avait créée avec Katalin Molnár : « C’est un peu, euh, un côté complètement idiot, et en même temps, ça a un côté où justement, on peut pas s’asseoir, on n’a pas de chaise. Voilà le problème, c’est qu’on n’a pas de chaise pour s’asseoir : ni les mots n’ont un sens suffisant pour qu’on puisse s’asseoir dessus, ni, nous, on n’a une autorité suffisante quand on parle, pour s’asseoir et parler… On n’a pas. Donc on n’a pas de chaise, et cette poésie-là, elle reste, elle reste prolétaire ».
Pas d’autorité suffisante, autant dire pas de suffisance autoritaire, autorisée ; pas de suffisance d’auteur.
Le comique de Tarkos ressemble à celui de Karl Valentin décrit par Bertold Brecht : lorsqu’il s’avançait, « mortellement sérieux », dans le vacarme d’une brasserie, « on avait immédiatement le sentiment aigu que cet homme ne venait pas faire des plaisanteries. Il est lui-même une plaisanterie vivante. Une plaisanterie tout à fait compliquée, avec laquelle on ne plaisante pas. Il est d’un comique entièrement sec, intérieur, au spectacle duquel on peur continuer à boire et à fumer, et qui nous secoue perpétuellement d’un rire intérieur, lequel n’a rien de particulièrement débonnaire ».
Ce vivant superflu des temps modernes, c’est aussi Charlot, d’où l’intériorité du rire empathique, douloureux, qu’il provoque. Marx n’a-t-il pas défini le prolétaire comme « travailleur libre », libre au sens de disponible sur le marché, sous forme d’armée de réserve ou de flux migratoire, livré aux flux des capitaux ? Dans le même entretien, Tarkos définissait la « poésie faciale » comme « quelque chose qui serait de face, et qui n’aurait d’autre valeur que sa valeur faciale », c’est-à-dire « la valeur qu’il y a sur le billet de banque. Il n’y a pas d’autre valeur, c’est comme une valeur… nominale. Voilà, c’est juste ce qui est écrit, signé sur le papier, et il n’y a pas d’autre valeur derrière, il n’y a rien à creuser ».
Pas d’autre signifié que le signifiant ? L’argent n’a de valeur que faciale, support de cette relation de domination et d’échange dont on fait des contrats léonins. De même, « ça veut vraiment rien dire un mot tout seul », il lui faut un groupe et un contexte, « les expressions qu’on utilise tout le temps, le sens qu’elles ont c’est lié aux relations qu’on a entre nous ».
Tarkos se définissait volontiers comme « ensemblier ». Cette activité, serrer dans des sacs, est en rapport avec la topologie de Patmot, avec la géométrie des feuilles de caoutchouc, comparables au langage comme continuum, qui forment les pneus, gonflables comme des poumons à paroles, et en rapport avec un morphisme linguistique et philosophique, immanentiste, relativiste et matérialiste : tout se tient dans des tissus denses de relations. Impossible de se perdre : on est obligé de dire tout ce qu’on est. Qu’on pince n’importe où, la pâte suit. Tarkos n’envisage la poésie « ni comme un mini-canton de l’univers créatif, ni comme origine, recommencement et invention d’un monde à partir de rien. Elle est le nom, plus ou moins arbitraire, qui dénote ce point où les régions du discours peuvent être ressaisies. Prenez une nappe, posez-la sur la table, semez des agglomérats, nommez-les. Cela donne une carte ou un territoire. Maintenant, pincez un point de la nappe, n’importe lequel, et tirez vers le haut, angle quelconque. En entier, le territoire se plisse et réagence, des chemins et des arêtes s’esquissent, des trous, des nœuds, des itinéraires apparaissent. Tout un voyage. Du nouveau ? Oui, mais à partir de ce qui était déjà là ».
Les mots et l’argent, ironiquement qualifié de « sublime », de même que « la drogue est bonne », dans une société shootée à la croissance (à l’accumulation), c’est d’ailleurs la même came, la même merde, circulent des yeux à la peau, de la bouche aux dents de « merde très dure » (certainement les dents d’Ubu), des mains à la cervelle « plissée… dense… très serrée… », du jus marron coulant dans les veines au cœur d’un « bonhomme de merde » rencontré avant de disparaître totalement dans un bruit de pétard… allumé par le poète performeur. « C’est pas possible qu’un tel homme existe », lit-on dans une autre transcription. Et pourtant « on est dans la merde », et tout est « complètement collé ». D’où l’ironie, pour en décoller ? Car il le disait au début du Manifeste chou, et il le dit encore à ceux qu’il garde sur ses traces : « Cela ne peut plus durer ».