L’homme de ménage de Dominique  Angel par François Huglo

Les Parutions

22 mai
2024

L’homme de ménage de Dominique  Angel par François Huglo

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L’homme de ménage de Dominique  Angel

 

 

            Un Orphée moderne accompagne son Eurydice en ces contrées neuro-dégénératives où il ne la perd que si elle-même se perd. « Un fil conducteur traverse son esprit et la tient un moment en éveil chaque fois qu’un moment affectueux lui est perceptible ». L’enfer, c’est leur séparation. Qu’auparavant il devienne homme de ménage n’est qu’une aventure, une initiation à « l’infini servage » dont parlait Rimbaud, « charge mentale » dit-on aujourd’hui. Ou conquête des clés d’un royaume ? Un détail, au cours d’une bataille « médicalement perdue d’avance, mais pour laquelle l’affection était l’unique remède », capable d’inverser les rôles : Eurydice accompagne Orphée dans son épreuve. Deux artistes (avant la maladie, Nina peignait, Muche sculptait) reliés par la navette du narrateur, dans un « univers opaque, déshumanisé, où des êtres hagards, aux yeux effarés, attendaient une parole, un geste, une réponse apaisante, un univers piqué de souvenirs éclatés comme autant d’amour blessé ». Aucun des deux ne disparaît. Il marche vers la mort, forêt « paisible et mystérieuse ». Elle pousse « le stylo en avant », composant « une île lointaine, retenue par un fil au continent » : la « conscience fugitive de son existence », une « beauté sans nom », une « pensée informulée ».

 

            De même, quand elle écoutait de la musique, elle « battait la mesure, le stylo d’une main, le cahier de l’autre, avec une sincérité émouvante ». Ni l’Orfeo de Monteverdi, ni celui de Gluck, mais le Stabat Mater de Vivaldi. « L’air rêveur qu’il lui connaissait naguère » prend « l’apparence d’une profonde réflexion teintée de tristesse », qui répond « à la raison paisible de la mélodie ». Celle, « profondément humaine », par la voix du contre-ténor Andréas Scholl, « de l’abandon, de la résignation ». Un « chant magnifiquement triste empreint de gaieté foudroyante », qui les emporte.

 

            Ils sont « tous deux démunis », sans aide ni répit « ils sombreraient tous les deux », la « démence de Nina » étant « peut-être contagieuse », mais on ne peut parler de fusion : « tout en demeurant très solidaires l’un de l’autre, chacun avait mené son chemin artistique, même s’ils n’avaient jamais cessé de s’entraider ». Quand il lui tient les mains pour l’empêcher de trembler, ses propres mains tremblent à leur tour. Il l’attend, quand elle rentre « fourbue du fond de sa mémoire ». Quand elle entre en EHPAD, elle lui dit : « Comment as-tu fait pour me trouver ? Je ne savais pas où j’étais, je me demande comment tu as fait pour savoir où j’étais ».

 

            On ne rit pas avec n’importe qui. Quand Muche rêve de « bouillonnements d’eau blanche » à la surface de la mer, cela lui donne « une image du cerveau de Nina » riant « à l’une de ses plaisanteries ». Quand elle se souvient du meurtre d’Olaf Palme en 1986, elle demande à Muche ce qu’il a fait du pistolet. Quand, la changeant, il s’en met partout, jusque sur les pieds, il rit. Quand elle lui dit qu’il aurait dû pleurer, il pleure. La solidité de ce qui les lie est tissée de distance, de légèreté. Et ce lien entre eux qui traverse chacun, ce lien entre chaque artiste et lui-même, devait prendre la forme d’un livre, de ce livre : « Muche s’était construit une fiction dans laquelle il projetait les désagréments du moment présent pour leur donner un sens artistique, le seul qui puisse lui permettre de maîtriser l’ensemble de son existence ». Ainsi, « le plaisir de penser » atténue « les désagréments du malheur ». La fiction, entre documentaire (les aides à domicile, aide-soignantes, infirmières, médecins, l’EHPAD, ses patients, et au-dehors les gilets jaunes et le covid) et mythe, pas celui d’Orphée, plutôt « légende » où il entre « pour survivre », parce qu’il manque « de distractions ».

 

            Les rêves de Muche, ceux de Nina, se répondent, comme ses visages à des paysages. Chacun est une composition, qui entre dans celle du livre. « Un rêve en lui-même n’a pas grand intérêt. L’accumulation des rêves par contre, produit un sens nouveau, une création semblable à celle de l’art » : une « monumentalité destructurée », à partir de « petites choses » qui font apparaître « les relations qu’elles entretiennent entre elles et l’art. Il s’agit d’un problème d’architecture mentale ». Déjà, « composer les menus du lendemain » donnait à Muche une « idée de la solitude des femmes au foyer ». Mais « la solitude et l’empathie sont des sentiments destructeurs » dont il « ne pouvait s’extraire sans l’appui d’une fiction ». La « révélation de la condition féminine » le ramène à sa mère qui « riait encore à la toute fin ». À présent, « l’implication si peu valorisée de l’artiste dans la société » le conduit à « dissoudre son œuvre dans le monde », en se disant que « l’art contemporain peut être un doigt d’honneur fait à la société capitaliste ». C’est elle qui souffre de graves « dysfonctionnements dégénératifs » ! Sur l’agitation de ce gouffre, Nina et Muche tendent un fil, et dansent.

 

 

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