L'inclusion qui va de Comité restreint par François Huglo
Livre sans auteur ? Le « comité restreint » qui donne la réplique (« paraphrases et variations », commentaires, « notes et aphorismes en vrac ») à des « extraits du Livre et d’autres textes originaux », du « manifeste » (du parti communiste, 1847) et d’un « manuel » (d’écriture inclusive), est un comité de lecture, nous convoquant—nous incluant !—en un « théâtre d’ombres » où l’écrit qui vole, ne fait que passer (à la différence de la parole, qui reste attachée à une voix, à un corps), « tend vers l’anonymat. Les références clandestines incorporées dans la parole orale se dévoilent dans l’écrit. Le plus souvent visibles, identifiables, elles font que celui-ci n’apparaît plus comme création originale, invention exclusive d’un auteur, d’un corps unique et de ses viscères, cerveau, tripes, cœur ». Les « textes originaux » le sont-ils vraiment ? « Le Livre fait coïncider l’origine du monde et la sienne propre. Idem pour ce livre-ci qui débute avec la Genèse ». Ou pour l’évangile selon Jean : « Au commencement était la parole ». Comme les contes commencent par Il était une fois, « le récit du Livre pose une origine et la nécessaire distinction ». Le jour est séparé de la nuit, le ciel de la terre, la terre de la mer. Toutes les distinctions, « l’organisation de l’espace et du temps » et « l’invention de l’histoire », découlent de « la distinction entre chaos et ordre ». Ces spectres « vont par deux. Jamais l’un sans l’autre ». Mais « l’ordre ne s’oppose pas au chaos. Ne constitue pas un état radicalement distinct. Consiste en un certain agencement d’éléments présents dans le chaos : la création n’invente rien, elle organise différemment, provisoirement ».
Le (double) spectre communisme et capital « désormais ne hante plus le monde ». Marx distinguait des classes sociales. Chacun doit à présent « se distinguer » dans un « monde, spectacle total. Spectacle unique où le spectateur joue son propre rôle. Assister au spectacle du monde. S’improviser spectateur ». Sans les classes, pas de « moteur de l’histoire » mais une société en marche où « chacun s’active pour un nouveau monde qui ne vient jamais. L’inclusion est à l’ordre du jour. Transports, féminisme, enseignement, handicap… on gesticule tous azimuts (…). Inclusion générale dans le tourbillon ». Où, comme une boule à neige, « le même s’agite ». L’un et l’autre se fondent. « L’individualisme est l’autre nom de la confusion », où « Je est cet autre que l’un tour à tour absorbe, rejette ». Le cycle se poursuit : le chaos appelle la distinction, qui exclut, et « l’inclusion accompagne la marche vers le chaos ».
Selon Nasr Eddin Hodja, les vêtements servent à « reconnaître les hommes des femmes ». La société cache le sexe « pour mieux dire le genre » qui « s’est construit » et « se déconstruit. L’état-civil n’est plus aussi catégorique, le sexe non plus ». Or, « le langage est un vêtement ». Et là aussi « les différences s’émoussent (…) La neutralisation est la tendance, l’écriture inclusive relève de ce lissage, inclusion générale visant à effacer les différences sociales, langagières, géographiques, culturelles, naturelles, à donner pour le moins, par le discours, l’impression qu’elles s’effacent, construction et reproduction de l’image lénifiante d’une société en voie de cohésion, d’équilibre, homogène ou sur le point de l’être —à quoi sert désormais l’histoire, quel intérêt à contester, à se révolter, on ne fera pas mieux ; gérons l’immédiat, huilons la société technocratique, améliorons son efficacité ». Ainsi, l’individu se fait acteur du progrès devenu valeur « par le choix d’un type d’écriture ». Mais « si le langage exprime notre lien au réel, ne pas croire pour autant qu’en décidant d’agir sur l’un on agit sur l’autre. On peut décider, légiférer, tant que les conditions ne sont pas propices au changement, les règles et proclamations restent sans effet non seulement sur le réel, mais sur le langage lui-même ». Ainsi, le conflit entre une Secrétaire d’État et un député autour de la petite phrase « vous pourriez être ma mère » ne fait qu’opposer « mécaniquement » et sans humour « une phrase toute faite à un cliché » en un jeu de rôles convenus : féminisme, virilisme. Où « l’objectif n’est pas de traquer le stéréotype, mais de l’utiliser à son profit ». Les « alliances à plaisanteries » qui permettent, en Afrique, de « régler les conflits sans violences », ont du bon.
« Le mot capital n’habite plus la langue, banni du discours politique en ce qu’il est le monde et son contraire ». Mais si « l’histoire de toute société est l’histoire du même », l’autre et l’un y sont « d’autant plus prégnants qu’ils sont imaginaires » : à l’une des phrases les plus spinoziennes de Marx, « les hommes font l’histoire, mais ils ne savent pas l’histoire qu’ils font (Le 18 Brumaire de L. Bonaparte, 1851), Comité restreint (Avril 2018) réplique par cette réciproque qui ne l’est pas moins : « L’histoire fait les hommes s’imaginant la faire ». Plus loin : « Les hommes font la langue qui les fait ». Mot à la mode et censé vouloir dire sans idéologie, Pragmatisme « n’est que le nom d’une idéologie rivale. Pragmatisme vs socialisme : toujours l’autre et l’un à l’œuvre ».
À Clément Rosset (« J’appelle ici réel […] tout ce qui existe en fonction du principe d’identité qui énonce que A est A »), Comité restreint réplique : « Le monde est le monde (…) Le monde est tout ce qui a lieu. Dans son unicité le monde est tel qu’on ne peut rien en dire, qu’il est impossible de parler d’autre chose et qu’en parlant de lui on ne fait que ça, parler d’autre chose (…). Le monde est la totalité des points de vue sur le monde, la vérité un point de vue qui a durablement pris forme, un point de vue rigidifié ». Il n’y a pas de « sans rôle » dans cette « mise en spectacle du monde » qu’est le langage. « On peut renouveler rôles et stéréotypes, les abolir n’a aucun sens, sauf à disparaître ». Et si « le monde représenté dans le langage n’est pas le monde », il est « le seul monde possible ».
Comme la création dans la Genèse, le Jugement divin dans l’Apocalypse met fin à la confusion. La distinction opérée par le Déluge était provisoire, celle de l’Apocalypse sera finale. Comme la lutte. « Apocalypse et Révolution finissent-elles bien ou mal. De quoi marquent-elles la fin. Elles opèrent l’exclusion radicale suivie d’une inclusion heureuse des rescapés dans un monde apaisé. Le déluge consistait en la régénération du monde, Apocalypse et Révolution se veulent l’ultime régénération ». Mais « le monde produira, reproduira croyants, impies, victimes et bourreaux, il remettra en scène l’un et l’autre ». Pas plus de fin de l’histoire, en cette réplique du Comité restreint à l’emballement du « et en même temps », qu’en celle de Derrida à Fukuyama dans Spectres de Marx, même si le « spectre » qui « hante la langue » est aujourd’hui « celui de l’inclusion ».