L'insurrection de l'ordinaire de Jean-Marc Proust par François Huglo
Autant le thème du « printemps des poètes » 2015, « l’insurrection poétique », est discutable (toute poésie n’est pas insurrectionnelle, très loin s’en faut, toute insurrection n’est pas poétique), autant le titre de ce recueil lui correspond, et peut rappeler celui de l’ouvrage publié par Michel de Certeau en 1980, L’invention du quotidien, ensemble d’études qui opposaient aux stratégies de ceux qui se croient les maîtres (les « décideurs » économiques, politiques, et leur « com ») les tactiques et les ruses d’un homme « ordinaire », à tort supposé passif, qui s’invente un parcours à travers les voies balisées. Il ne les suit pas, il coupe. Les stratégies sont aussi celles de l’écriture, et les tactiques celles de la lecture. Du côté du réel qui se rebiffe contre les discours, l’homme ordinaire est un lecteur qui zappe dans l’omniprésent programme des directives langagières, des injonctions médiatiques, et coupe court, prend des chemins de traverse.
Le livre de Jean-Marc Proust est d’abord celui d’un lecteur. Le geste de l’auteur, qui ne prétend à aucune autorité, se limite à l’arrachage, au découpage et au collage des bandelettes dont les magazines nous emballent et nous momifient. Il n’est pas le premier à pratiquer le cut up, à « se tenir devant » le réel environnant et « en lui », comme l’écrit le préfacier, Jean Renaud, qui songe à Cadiot et à Prigent. Mais il le fait de manière personnelle, efficace, et actuelle. L’heure n’est plus aux embardées psychédéliques des années beat, ni aux feuilletés de petits dépôts façon Denis Roche. Dans le premier poème, « Les mamelles de Tirésias », un article sur la chirurgie de réattribution sexuelle semble avoir fourni le scalpel qui taille dans Apollinaire, Sophocle, Ovide, et une chanson de Conchita Wurst. Le second, « Variations sur la mort d’Hyacinthe », autopsie Pasolini par bribes interposées, extraits d’Ovide encore, de sonnets de Pier Paolo, d’articles de presse, du journal d’hospitalisation d’Hervé Guibert, et de la symptologie du sida. À ces deux interventions en chambre froide, succède le monologue extérieur de la « liberal fashion victim » que la société du spectacle fait, ou croit faire, de chacun de nous, tous assignés à résidence sur la même scène où conflits sociaux et management, impératifs de la mode et conseils santé, rubriques sexe et directives économiques, sont traités sur le même plan. Cette mise à plat de la poésie et du monde pourrait être mise en voix, en plusieurs voix ou en une seule qui varierait le ton, le timbre : une polyphonie nous saisit, nous hante intimement, joue et déjoue sur un mode comique l’extériorité de nos désirs supposés.
Fondu-enchaîné :
« manchette de rugby
des boutons de forme ovale
les clitoris s’érigent et durcissent en finition argent ».
À la restructuration de l’entreprise répond « un cigare parfaitement structuré ». Aux chiffres répondent les chiffres, aux ordres les ordres, sur une même bande comme tombée d’un télescripteur, toute en minuscules :
« 50% des effectifs d’auchan à grande synthe ont débrayé
73% des hommes sont fiers de leur sexe
(…)
mon directeur des ressources humaines
m’a condamné à mort
prendre une paire d’haltères légères
sollicitez les deltoïdes »
Le poème « Pendant ce temps la poésie » cite les bégaiements d’un candidat :
« moi pré pré pré sident de la république »,
et quelques noms de poètes, toujours en minuscules, mais appréciés : bernard noël, novarina, ou, dans un message signé jean renaud :
« les poètes que je préfère
les poètes gais je ne dis
pas ceux qui font rire
ceux qui sont gais ponge
cadiot prigent par exemple
bien à toi ».
Le vers est bond de côté d’une attention, d’une tension :
« avant le mot une
certaine intensité
qualité et proportion
de tension spirituelle ».
À l’inverse, le bégaiement devenu présidentiel piétine :
« moi pré pré pré sident de la rép
les politiciens de droite de gauche
à l’encontre des actionnaires
n’ont rien changé à l’affaire ».
Les poètes se croisent, se rencontrent, s’adressent des messages : christophe manon, yannick torlini,
« oui oui oui tarkos suel doyen
pennequin caravaca tant
d’autres »
Mais une manifestation pour Gaza est interdite, et
« le spectre marche encore sur
Les eaux glacées du calcul égoïste ».
Jean-Marc Proust ne tire aucune conclusion. Jean Renaud dit qu’il ne dit rien. « E la nave va », dernier poème, fait face à la mort qui n’aura pas le dernier mot :
« mourir vivant n’est que sagesse pure »,
Une sagesse « sans mouvement d’émotion excessif », une endurance héroïque mais polie, une dernière danse.