La Bible de Péter Nádas par René Noël
La loi et le chaos
Roman, poésie. Il est des œuvres d'images, celles qui accouchent chez le lecteur de première fois, cette forme de fraîcheur où le périssable, le plus éphémère et l'étendue, la proie et l'ombre, préservent les genres, les formes, les héritages tout en restant en l'aurore, là où la nuit et le jour suivent leurs cours sans jamais s'ignorer. Ainsi La Bible (premier roman de Péter Nádas publié en Hongrie en 1967) a-t-il chez le lecteur lui-même entre moi et lui - moi qui lis et écris cette note autre jusqu'à certains points de celui qui vit et l'écrivain, romancier, auteur de pièces de théâtre, d'essais, journaliste, photographe, autant étudié par sa propre personne que l'étudiant - créé cette image inattendue et non-écrite, tacite, d'un tableau, vignette azur, bleue vue de loin sur un fond d'écume et de ciel écru bougeant de gauche à droite aussi vive et précise qu'une gouache de Paul Klee. Il n'est de pitoyable, risible, extraordinaire, que les refus de se laisser traverser par ce qui n'a d'arrêt, ce qui ne cesse d'aller et venir, la vie pouvant être suspendue ainsi qu'un clou où est accroché un tableau en plein centre de la cuisine où nous passons le plus clair de notre temps, devenu invisisible dès qu'il y est mis et posé sur le mur. Aussi ce qui relève a priori de l'impossible, écarter l'énergie faite des éléments les plus concrets, d'eau, d'air, de soleil, de terre, d'extraits végétaux, se prolonge-t-il parfois au point que nous croyons fermement que cette absence des jeux et mélanges des choses les plus communes est la nature même.
Péter Nádas n'écrit pas tant en connaissance de cause des censures, lui qui a connu le totalitarisme et les périls qui guettent tous les excès de confiance envers une classe politique qui à tous moments peut accuser et interner pour régner, que ses observations en lui-même d'une férocité, d'une cruauté, d'une sûreté et d'une bienveillance natives chez lui inépuisables que presque tous les membres de l'espèce humaine, que toutes les générations réinventent. Allusif, littéral, il est pertinent puisqu'il rend autant justice à l'histoire de sa famille contemporaine de la seconde guerre mondiale et de la révolution de 1956 qu'aux époques antérieures où les histoires individuelles et les mouvements solaires et tragiques des peuples se sont fécondés mutuellement, pulpes et élans des désirs héraclitéens et prométhéens selon des configurations, des constellations toujours particulières.
Roman d'apprentissage, jeux et luttes avec un chien en ouverture de ce livre - les chiens présents dans d'autres romans de l'écrivain - du préadolescent qui découvre à cette occasion le crime, ses yeux et sens aux prises avec le monde indéchiffrable, les mondes de la ville et de la campagne, les jeunes filles, les silences et les propos des adultes ; livre où les bribes de souvenirs des parents indiquent combien ils ont su mieux qu'aucun de leurs dirigeants communistes et que leur rejeton considérer au-delà de leurs milieux sociaux les personnes, la servante qu'ils accueillent en tant que membre de la famille, avec lesquelles ils vivent, ceux-ci incarnent alors mieux que l'enfance (n'est-elle pas bien trop souvent idéalisée mal à propos ?) le monde transformé, les adultes garants de cette croyance du romancier en un élan vers le bien des humains sur lequel il s'appuie après avoir exploré toutes les voies bonnes et mauvaises expérimentées par ses héros dans la plupart de ses livres, l'immaturité et l'insouciance étant peut-être ici du côté des parents et le conformisme du côté de l'enfance.
Nous périrons tous, mais l'un de nous témoignera , j'ouvre par hasard La fin d'un roman de famille (p. 150) et tombe sur cette phrase bienvenue pour dire combien le vif écrit par Péter Nádas ne perd à aucun moment la sensibilité, l'attention envers le particulier et le plan large, l'objectivité, la nature humaine toujours et jamais la même. Témoigner des sentiments, des affections, des imaginations, ça n'apprend parfois rien que l'on ne sache déjà et néanmoins cela change souvent du tout au tout autant l'auteur qui écrit que le lecteur qui découvre un pan de réalité insoupçonné par lui. Sans doute est-ce là que la poésie et la prose sans jamais se confondre se donnent à lire mutuellement, la poésie apte à bifurquer, changer de propos proposant ces lignes de force qui rappellent les trajets, les peintures de la foudre dans le ciel devenues dans la prose de Péter Nádas des clefs de voûte sensibles, des vertèbres mentales et cosmiques où les vérifications, les options charnelles et les essais, les expérimentations, les transformations des instincts notés sur le livre de bord d'une vie s'énoncent au grand jour.
Péter Nádas écrit là le roman où tout est là, la loi et le chaos - rien ne va -, qui brisent plus d'un apprenti homme lorsqu'il ne parvient pas à les accorder, les faire résonner, et s'échoue entre leurs plans inclinés s'observant en chiens de faïence. L'art de Péter Nádas ne consiste-t-il pas à extraire la poésie de la loi et du monde et d'écrire les proses de ses épopées lyriques ? Voyant plus large que son époque, plus loin que l'échec et la réussite prévisibles, immédiats.