La cigale par les ailes de Nicolas Pineau par François Huglo
Nicolas Pineau tient Zénon « par ses surnoms ». La cigale tenue par ses ailes se met, selon Lucien, « à crier encore plus fort ». Et c’est bien un cri que Zénon, parfois masqué, signe d’un éclair à la pointe de l’épée, partout en ce voyage à travers la philosophie antique, la littérature contemporaine et l’histoire de l’art, qui ne se déroule pas comme sur un parchemin ou sur un écran mais prend forme d’un livre, autant dire d’une « flèche qui vole et qui ne vole pas » (Valéry, Le Cimetière marin), « beau voyage / Nous arrêtant à tous les pas » (Ciboulette de Reynaldo Hahn). Un livre où six pages sont nécessaires à la « table des images », véritable cabinet des curiosités, et une seule à la table des matières. Un livre dont la maquettiste, Marion Cachon, accompagne l’auteur. L’un et l’autre nous arrêtent, nous étonnent « à tous les pas ».
Zénon serait « le disciple préféré » de Parménide, et Aristote « le disciple écarté », ami de Platon « et de la Vérité ». Zénon, lui, « fait preuve de duplicité » : il « répète le discours du maître, mais en l’inversant ». Il sera promu « inventeur de la dialectique » par Aristote, avant d’être « malmené dans ses thèses ». Quant à Platon, il dénoncera « la relation maître-disciple », qui « est en son essence perte de soi, perte de l’autre, désunion annoncée ». La question du double, du faussaire, mène Nicolas Pineau à Clément Rosset lisant L’oreille cassée d’Hergé. Le livre de Zénon, volé puis recouvré, contrefait par Aristote, sera un « fétiche rafistolé de troisième génération ».
Antérieur au Parménide, le Phèdre de Platon fait de Palamède, héros mythologique, l’inventeur de l’écriture, et « assigne à une constellation d’auteurs », dont Zénon, une « parenté dans une pratique discursive : la tèkné rétoriké ». Selon Socrate, le Palamède d’Élée « parlait avec un art si achevé qu’il faisait apparaître à son auditoire les mêmes choses à la fois semblables et dissemblables, unes et multiples, en repos aussi bien qu’en mouvement ». L’invention de la rhétorique est comparable à celle de l’écriture, qui répond « au mythe des cigales, récit solaire des origines de l’oralité », par « le mythe crépusculaire du dieu Theuth, (…) double menaçant dans son étrangeté ». Nicolas Pineau renvoie à la « fameuse Pharmacie de Platon » de Jacques Derrida. Comme le roi Midas, l’écriture fige son objet dès qu’elle le touche.
Autre nom de Zénon, le néologisme Amphotéroglôssos, forgé par Timon le Sillographe, lui attribue « la langue pendue pour le pour et le contre », le « don de double langue », celle-ci étant entendue « comme organe et non plus comme système ». La « dynamique de prolifération » est celle de l’hydre combattue par Héraklès, de la Méduse vaincue par Persée. Zénon « tranchant sa propre langue avec ses dents », selon Diogène Laërce, pour la cracher au visage du tyran Néarque, sera, avant Socrate, le « premier martyr de la philosophie ». Les auteurs chrétiens verront en lui « une figure christique », sacrifiant à l’Esprit « le corps de la lettre ».
L’hydre reparaît dans les strophes du Cimetière marin qui établissent une équivalence entre tranquillité, « tumulte » et « silence », le dernier vers du poème réécrivant le premier « comme un sursaut, à l’imparfait ». Deux moments, « l’épigraphe pindarique » côté « torches du solstice », l’épitaphe zénonienne côté « amère, sombre et sonore citerne », acte et puissance, exhortation à l’action et contemplation, suspension du mouvement, s’affrontent. Au zénith l’âme, « force qui anime le corps », au nadir « l’esprit, cet agent double, qui suspend, interpose et empêche (…) comme le "crible machinal" de Monsieur Teste ». Le « son créateur » s’oppose au « sens destructeur » dans le vers « Le son m’enfante et la flèche me tue ». Préfigurant « la revalorisation moderne de la sophistique », Valéry avait écrit dans ses Cahiers : « Tout ce qu’il y a de positif en philosophie est sophistique », et marqué son intérêt pour « sa dimension métalinguistique », en affirmant : « Le résultat clair des arguments de Zénon, c’est la démonstration d’une confusion dans le langage ». Au « Cruel Zénon ! » de Valéry, Alain répond « Secourable Zénon ! ». C’est en effet « par le refus de l’inhérence » (flèche « avide d’espace » et autres « pensées fétichistes ») « que l’entendement est l’entendement ».
La nouvelle Pierre Ménard, auteur de Quichotte, qui inaugure l’œuvre de fiction de Jorge Luis Borges, oppose « modèle et copie, semblable et dissemblable, adéquat et inadéquat ». Borges attribue à Ménard le Narcisse parle de Paul Valéry, paru dans La Conque, une conque où, dès qu’il en est expulsé, le poète Narcisse « ne reconnaît pas son œuvre ». Ménard « double de Valéry et précurseur de Borges » ? Celui-ci écrira : « Le mobile, la flèche et Achille sont les premiers personnages kafkaïens de la littérature », et « chaque écrivain crée ses précurseurs ». Sur l’instable « terre de fiction » chère à Cervantès et à Borges, « les inventions de la philosophie ne sont pas moins fantastiques que celles de l’art ».
Beckett place l’argument zénonien du grain de mil en tête et en Fin de partie. « Combien d’instants faut-il pour faire une vie, combien de mots pour faire une pièce ? », demande Nicolas Pineau. Il rappelle que l’intérêt de Beckett pour les présocratiques remonte à ses années d’enfance. Le dialogue entre Hamm et Clov est bien l’une de ces joutes dont Zénon est le « champion ».
Dans la dernière lettre de l’Abécédaire (« pozthume », glissera Claire Parnet), la pensée nomade de Gilles Deleuze « se replie sur soi une dernière fois », rassemblant des « séries jusque là inédites : Spinoza, Nietzsche, Berg[z]on, Leibniz, Zarathoustra… ». Zénon, pour Deleuze, n’est « pas un nom en propre » mais un « agencement collectif », un pur « esprit du paradoxe », auprès de Socrate, dans le cours sur Spinoza de 1980. Dans le cours sur le cinéma de 1981, il affirmera : « Oui, dit Bergson, Zénon a évidemment raison, la flèche n’atteindra jamais la cible si le mouvement se confond avec l’espace parcouru ». Et dans Logique du sens : « La force des paradoxes réside en ceci, qu’ils ne sont pas contradictoires, mais nous font assister à la genèse de la contradiction ».
Barthes souligne ce paradoxe : « L’image du mouvement ne peut être qu’arrêtée ». Ainsi la dalle peinte dite du « Tombeau du Plongeur » (Poseidonia, baie de Naples, Vesiècle av. J.-C.), figure un « homme-virgule dans l’infini mouvement de la création, passeur de formes et de textures, formidable embrayeur d’éternité ». Barthes écrit : « Il y a en effet un ordre physique où le paradoxe de Zénon d’Élée est vai, où la flèche vole et ne vole pas, vole de ne pas voler, et cet ordre est celui de la peinture (ici du dessin) ». Nicolas Pineau oppose la virgule « coma, stase mélancolique, pose hiératique », à la flèche « linéaire, vectorielle, imparable ». La « totalisation » est « remise à plus tard », la « féerie sans cesse différée ». Le premier et merveilleux essai de ce non spécialiste infiniment curieux glisse, entre les textes et images qu’il fait proliférer, la virgule vivifiante du surgissement, de « l’incomplétude foncière », qui se détourne des statues, fétiches et parcours fléchés, pour faire de chaque lecteur, comme de chaque auteur cité, un interlocuteur.