La France contre les robots de Georges Bernanos par François Huglo
Un Bernanos penseur de la servitude volontaire, du totalitarisme, de la décroissance, vient rejoindre Nietzsche, Péguy, Valéry, et un « comité restreint », dans la collection Inactuels / Intempestifs des éditions Louise Bottu.
Bernanos ne cite pas La Boétie mais il le retrouve : « (les hommes) trouvent la liberté belle, ils l’aiment, mais ils sont toujours prêts à lui préférer la servitude qu’ils méprisent, exactement comme ils trompent leur femme avec des gourgandines ». Hitler, Mussolini, n’ont pas inventé le Totalitarisme. Ils n’ont été que l’ « abcès de fixation qui localise l’infection, collecte le pus ». Des millions d’hommes « ne croyaient plus à la liberté, (…) l’État se fortifiait de tout ce qu’ils abandonnaient de leur plein gré ». Ils parlaient de Révolution, l’État ferait la sienne « à leurs dépens, aux dépens de ce qui leur restait de liberté ». Les masses « se choisissent un chef, Marius ou Hitler », mais « le dictateur n’est pas un chef. C’est une émanation, une création des masses. C’est la Masse incarnée, la Masse à son plus haut degré de malfaisance, à son plus haut pouvoir de destruction ».
Bernanos (1888-1948) ne pouvait avoir lu Les Origines du Totalitarisme (1951), ni 1984 (1949), mais en mainte page de son essai publié en 1947, il préfigure Hannah Arendt, George Orwell, et les penseurs du totalitarisme, des sociétés de surveillance et de fichage qui supposent un renoncement consenti aux libertés. « Le criminel seul trouve avantage à se cacher ». Slogan de Big Brother informatique ? Justification de l’état d’urgence, des perquisitions administratives ? Pub pour des caméras de surveillance ? « Un monde où à chaque carrefour la Police d’État guetterait les suspects, filtrerait les passants, ferait du moindre portier d’hôtel, responsable de ses fiches, son auxiliaire bénévole et public ». Pour la sécurité, l’ordre, la justice ? « Une arme si perfectionnée, aux mains de l’État », ne reste « pas longtemps inoffensive pour les simples citoyens (…). Depuis vingt ans, combien de millions d’hommes en Russie, en Italie, en Allemagne, en Espagne, ont été ainsi, grâce aux empreintes digitales, mis dans l’impossibilité non pas seulement de nuire aux Tyrans, mais de s’en cacher ou de les fuir ? (…) Le jour n’est pas loin peut-être où il nous semblera aussi naturel de laisser notre clef dans la serrure, afin que la police puisse entrer chez nous nuit et jour, que d’ouvrir notre portefeuille à toute réquisition ». Pour notre bien ? « Il n’y a pas de conscience collective. Une collectivité n’a pas de conscience. Lorsqu’elle paraît en avoir une, c’est qu’il y subsiste le nombre indispensable de consciences réfractaires, c’est-à-dire d’hommes assez indisciplinés pour ne pas reconnaître à l’État-Dieu le droit de définir le Bien et le Mal ».
Avant Arendt, Bernanos pense la banalité du mal. Les crimes et injustices sont devenus anonymes. S’y associent « secrètement, honteusement, des milliers d’obligataires ou d’actionnaires ». L’étendue de l’indifférence croît avec celle des massacres : « nous sommes désormais en possession d’une certaine espèce d’imbécile capable de résister à toutes les catastrophes jusqu’à ce que cette malheureuse planète soit volatilisée ». Un bombardement, qui provoque « l’écartèlement, l’écorchement, la dilacération de plusieurs milliers d’innocents », est « une besogne dont un gentleman peut venir à bout sans salir ses manchettes, ni même son imagination. (…) C’est la Machine qui a tout fait ». Les abominations « ne posent même plus de cas de conscience individuel ». À la « Civilisation des Machines » correspond « la guerre des machines », et « le brave type qui vient de réduire en cendres une ville endormie se sent parfaitement le droit de présider le repas de famille, entre sa femme et ses enfants, comme un ouvrier tranquille sa journée faite ». Et « si notre espèce finit par disparaître un jour de cette planète, grâce à l’efficacité croissante des techniques de destruction, ce n’est pas la cruauté qui sera responsable de notre extinction (…) mais bien plutôt la docilité, l’irresponsabilité de l’homme moderne, son abjecte complaisance à toute volonté du collectif ». La banalité du mal est la conséquence de la servitude volontaire. « La civilisation française, héritière de la civilisation hellénique », est celle qui « a travaillé pendant des siècles pour former des hommes libres, c’est-à-dire pleinement responsables de leurs actes ». Obéissance et irresponsabilité sont devenus « les deux Mots Magiques », dans un monde où « chaque invention nouvelle accroît le prestige de la Force, et fait décroître celui du Droit ».
Un livre co-édité en 2017 par le Pas de côté et Écosociété, coordonné par Cédric Biagini, David Murray , Pierre Thiesset, et illustré par Stéphane Torossian, porte le titre Aux origines de la décroissance : cinquante penseurs. Bernanos y côtoie Arendt, Camus, Castoriadis, Debord, Ellul, Giono, Gorz, Huxley, Illich, Marcuse, Orwell, Pasolini, Thoreau, Tolstoï, Simone Weil, et autres objecteurs de croissance, lanceurs d’alertes. Comme le Baudelaire de « Suggestions » in Fusées (« Le monde va finir (…). La mécanique nous a tellement américanisés, le progrès aura si bien atrophié en nous toute la partie spirituelle (…) », Bernanos apparente la progression de « la civilisation des Machines » moins « à la croissance d’un être vivant qu’à l’évolution d’un cancer ». Elle « a pris l’homme au dépourvu. Elle s’est servi d’un matériel humain qui n’était pas fait pour elle » (cf Chaplin, Les temps modernes, Tati, Mon oncle, etc.). Le passage des outils qui « étaient comme le prolongement des membres » au « premier robot » que fut la machine à tisser le coton, a fait de l’homme « l’appendice de chair de la machine d’acier ». Bernanos ne cite pas la formule de Marx, mais il le rejoint ici. De même quand il voit dans l’accélération du progrès technique celle de la rotation du capital et de l’accumulation, autre nom de la croissance. Les machines, « mécaniques à faire de l’or », servent moins « l’Humanité » que « les spéculateurs ». Leur idée fixe : « Aller plus vite, par n’importe quel moyen ». Bernanos répond : « aller où ? ». Car « vos fils et vos filles peuvent crever : le grand problème à résoudre sera toujours de transporter vos viandes à la vitesse de l’éclair ». La machine « condamne au chômage », en créant « artificiellement de nouveaux besoins qui assureront la vente de nouvelles machines », mais surtout elle « nous prépare un type d’homme », dont la « vie tout entière » sera « orientée par la notion de rendement, d’efficience et finalement de profit », en une « conspiration universelle contre toute espèce de vie intérieure ». Spéculation et corruption « gagneront toutes les classes ». Et la « superproduction » menaçant la spéculation, les « machines à fabriquer deviendront des machines à tuer ». Un « régime qui remédie à la surproduction par les guerres » fait « une énorme consommation de consommateurs ». Mais « la civilisation actuelle est parfaitement capable de reconstruire à mesure tout ce qu’elle jette par terre avec une rapidité croissante. Elle est donc sûre de poursuivre presque indéfiniment ses expériences et ses expériences se feront de plus en plus monstrueuses ».
« La Civilisation des Machines », celle « des techniciens », est « la civilisation de la quantité opposée à celle de la qualité ». Or « le Nombre crée une société à son image, une société d’êtres non pas égaux mais pareils », où « l’électeur s’achète en gros », et où « le premier venu » peut rassembler « cent mille partisans ». Il suffit de les encadrer par « quelques techniciens, experts en cette sorte d’industrie » (Bernanos ne pouvait dire « conseillers en com »). Des « machines à bourrer le crâne » de slogans ont « déjà résolu, au seul avantage de la Technique, le problème de la Démocratie ». Mais « sommes-nous des êtres conscients et libres ? ». La question est posée à « chacun d’entre nous ». Plutôt que l’idée d’un « retour en arrière », Bernanos évoque celle « d’un changement de direction dans la marche en avant ». Il fait appel au « seul ennemi » de l’État Technique : « "l’homme qui ne fait pas comme tout le monde" » (on dirait du Brassens : La mauvaise réputation) « ou encore : « "l’homme qui a du temps à perdre" » (on dirait du Lafargue :Le droit à la paresse), « ou plus simplement si vous voulez : "l’homme qui croit à autre chose qu’à la Technique" ».
Cet homme ne dira jamais que la Révolution n’est pas un dîner de gala, qu’on ne fait pas d’omelette sans casser des œufs. Il chantonnera plutôt « Mourir pour des idées ». Il n’invoquera pas « les impitoyables nécessités de la guerre », ni celles, « non moins sacrées de la révolution communiste ». Il dira peut-être, avec Hannah Arendt : « La pluralité humaine, condition fondamentale de l’action et de la parole, a le double caractère de l’égalité et de la distinction ». Ou, puisqu’il n’y a pour lui comme pour Bernanos pas de conscience collective, « Je n’ai de toute ma vie aimé aucun peuple que ce soit : ni l’allemand, ni le français, ni l’américain, ni par exemple la classe ouvrière. Je n’aime en fait que mes amis et suis totalement inapte à tout autre amour ». Quand Bernanos écrit « la France », quand il oppose « patrie » (plus maternelle que paternelle : une maison, des lieux, une langue, une littérature), patrie des libertés, du volontariat, pas de la conscription, à « État » (tendanciellement totalitaire) et à « Nation » (« le pseudonyme de la Raison d’État »), quand il écrit « race », détournant ce mot du sens raciste que lui donnaient ses anciens amis de l’Action française pour le charger de culture, il invoque une « tradition française de la liberté » (la Marseillaise ouvrant « All you need is love » !). Peut-elle « réconcilier tous les hommes » ? À eux de répondre : « Ce sont les démocrates qui font les Démocraties, c’est le citoyen qui fait la République ». L’humanisme est, comme Valéry le disait de la poésie, une survivance.