Là, il y aura oracle de Bernard Noël par François Huglo
Pour André Masson
Préface de Michel Surya
« L’art pense », écrivait Gilles Deleuze cité par Michel Surya dans sa préface. Est-il contredit par la phrase d’André Masson dont Bernard Noël tire son titre, « Je n’ai qu’à laisser courir mon pinceau, jeter ma main, là il y aura oracle », ou par cette autre : « Seule la main agit et, comme l’a écrit Breton, elle devient aile » ? L’automatisme de Masson est tension, « entre le trait improvisé et le trait réfléchi, le trait brut et le trait élaboré, le trait ébauché et le trait achevé, etc. ». Surya parle de main « savante », Noël de « main pensante », et de « point d’équilibre (…) au moment où apparition et fuite se confondent ». La vision d’horreur du corps « laissé pour mort dans un trou d’obus » du Chemin des Dames, du survivant « d’où l’on ne revient pas », rejoint celle de la « méditation sur l’horrible » qui traverse les dessins antifranquistes : « j’essayais de regarder en face le phénomène de destruction qui s’avançait ». Les dessins dits « érotiques » des années vingt-trente procèdent, écrit Surya, d’un « Eros résurrectif ». Comparant à Blake son ami Masson, qui aura « dé-figuré » avec lui le « mythe moderne » d’Acéphale (« abolition du haut, de tout haut (quel qu’il soit) », Georges Bataille dira qu’il est « celui des peintres qui a le mieux exprimé les valeurs religieuses profondes et déchirantes de l’érotisme ». Mais Surya précise que Masson ne décelait « aucun sens dans le projet de fonder une "nouvelle religion" ».
Accompagnés de 40 illustrations, les 12 textes de Bernard Noël écrits entre 1985 (« La ligne Masson ») et 2010 (« Qu’est-ce qu’un catalogue raisonné ») ne sont pas disposés dans l’ordre chronologique. Ils correspondent au projet d’édition que l’auteur avait en tête dès 1995 et n’avait pu accomplir. Lui-même, depuis son recueil Extraits du corps (1958), cherche à saisir comment le corps produit de la pensée grâce au regard. La parenté de sa démarche avec celle du peintre a provoqué ces confrontations régulières, autant de reprises (plus variations que redites) d’un dialogue entre les deux œuvres. La ligne, pour Masson « diagramme de la caresse qu’avait emmagasiné la main », et « mouvement qui s’éprend de lui-même », veut, écrit Noël, « ébranler tout le corps pour que la pensée affronte l’insensé et le vivant son mourir ». La tête « est du corps et non plus du centre ». Et l’œil « le sexe de la tête, grâce à lui s’accouplent l’image et la mentalité ». Si, chez Picasso, « le sexe réclame le regard et l’érige pour qu’il pénètre », chez Masson il « est présent pour éveiller l’obscur et son élan (…). L’Acéphale n’a pas d’yeux, comme le peintre il voit avec ses mains ». L’automatisme devient « un aveuglement qui rend visionnaire ». Calligraphie nouvelle, plus chinoise que latine, et « giclée de couleurs », qui influenceront Pollock et la peinture américaine, réunissent « le lisible et le visible dans une écriture dessinée », pour ouvrir un espace « immédiatement intime », organique, libéré du fini.
Une « mythologie qui a pour composants le souffle et la sexualité » refuse de séparer « la poésie de la philosophie », et s’efforce « de porter la conscience au plus loin dans l’irrationnel, à la manière de Novalis », dont la formule « l’eau est une flamme liquide » inspirera le peintre. L’album Mythologie de la nature (1938) est publié à Paris, Mythologie de l’être à New York, où Masson vit de 1941 à 1945. En 1947, les Vingt-Deux Dessins sur le thème du désir, dont vingt dans la même journée, provoquent une crise : le corps tremble, la terre vibre sous les pas. « Ce jour-là, l’œuvre se retourne et passe des états de la sève et du sang aux états de l’air ». La ligne « remplit dans l’espace visuel la fonction du nerf dans le corps ». Sartre écrira un essai sur cet ensemble. À partir de 1952, Masson « peint des tableaux où l’espace existe aussi vivement que les formes qu’il enveloppe de sa cadence, de sa respiration ». Vers 1957 et jusqu’la fin, « le retournement est remis en question puisque l’espace et la lumière ont aboli toute séparation, et qu’il n’y a plus de peau, ni devant l’énergie du corps, ni devant celle des yeux (…). Les signes coexistent avec les figures, les drippings avec les paysages, les taches avec les portraits, la violence avec la sérénité, cependant que le geste passe par toutes les postures pour saisir les pulsations qui président aux formes ». Circule « tout un plancton alphabétique, composé de lettres-personnages, de lettr’ailes, de lettres-marines, dans des alignements, des étoilements, des magmas célestes, des fumées solaires et des neiges dorées ». Loin de l’onirisme surréaliste n’offrant au spectateur que des représentations, Masson agit sur lui « par contagion visuelle ».
Une sensualité « qui inclut la violence, la sueur, le sang à travers les thématiques du massacre, de la corrida, de l’orgie et plus généralement de la germination », éloigne Masson de Breton et le rapproche de Jouve, qui écrira de ses dessins : « Ils tentent de faire tenir dans le trait (…) l’Imagination (…) » qui « a son origine dans une constellation sadique impérieuse, peut-être torturante », une « plaie touchante dans une personnalité admirable ». Pour Bernard Noël, « de tous les surréalistes, André Masson est le plus proche de Sade », aux antipodes de ce qu’il appelle l’"idéalisme érotique" de Breton. Et le plus proche de Bataille dans la « vision d’un Éros sanglant et titubant » crevant le décor de la culture comme Dionysos le voile de Maya, selon Schopenhauer et Nietzsche. Bataille et Masson partagent la conception de la figure incarnant « l’homme échappé à sa tête » —et pourtant, il pense ! —. Masson qui, en 1928, avait illustré Histoire de l’œil de Bataille en même temps que Le Con d’Irène d’Aragon, sera « l’unique illustrateur » d’Acéphale, mais Masson ne participe « ni à la société secrète que fonde Bataille », ni « aux séances du Collège de sociologie ».
Victor Hugo, dont les dessins pratiquent un certain automatisme et, comme ceux de Masson antifranquiste, peuvent rappeler Goya, faisait de la tête le cap du thorax (du cœur), et du sexe le cap du ventre (des tripes). Pour Bernard Noël, « la forme sans tête de l’Acéphale est une pensée qui ne pouvait naître que dans un corps entièrement capital, c’est-à-dire ayant pris tête dans sa profondeur et non pas seulement dans son élévation. La tête interne n’est pas à l’opposé du sexe. Elle ne le domine pas d’en haut, elle en élabore l’énergie pour la changer en amour ou bien en formes énervées par sa puissance ». Une force qui —de Masson à Noël, à Surya, à leurs lecteurs— va.