La Poésie élémentaire de Didier Moulinier par François Huglo
Nous sommes tous des inventeurs de poésie élémentaire, depuis que « la poésie personnelle a fait son temps », phrase de Ducasse à rapprocher de celle que Didier Moulinier cite en exergue à la première partie de son ouvrage : « la poésie doit être faite par tous ». Si la poésie est un objet trouvé, nous sommes tous des inventeurs de trésors, des trouveurs-trouvères-troubadours — « (…) n’importe qui peut s’improviser poète, trouver n’importe quoi et faire qu’il s’agisse d’un poème. Seulement voilà, n’importe qui, ce n’est pas tout le monde ! ».
Grands auteurs et grand public se renvoient la même grande balle molle : ce « ressassement permanent des formes » qui, écrivait Jean-François Bory, « est le signe de la consumation de la Fin ». À cette interminable fin de la « poésie personnelle », Bory opposait la « question élémentaire » posée par Julien Blaine, selon Didier Moulinier « le seul poète qui, à notre connaissance, revendique explicitement et sans restriction son art comme Poésie élémentaire ». Si, comme a pu l’écrire Oscar Wilde, « la nature imite l’art », Bory cité par Moulinier ne craint pas d’affirmer : « la poésie élémentaire de Julien Blaine n’est un modèle qu’à l’ancien sens : le langage, réellement, l’imite ».
Il s’agit bien d’une question d’imitation, et plus précisément de la question de la mimesis, d’où une « généalogie philosophique » remontant à Platon et Aristote, qui s’accordent à reconnaître l’émerveillement comme leur source poétique commune, mais si la poésie comme technique d’imitation n’est, pour Platon, qu’une fiction inférieure à la création artisanale, Aristote considère cet art d’imitation comme créateur, en tant que représentation d’action. Avec Hegel, le concept reste seul capable d’énoncer la vérité. Ce n’est qu’avec Nietzsche, puis Heidegger, que la pensée (re)devient poésie. Mais à la « voie néo-heideggerienne » d’une poésie « pauvre philosophiquement et pauvre poétiquement », Moulinier préfère la voie, plus « contemporaine », d’une « résistance aux langages totalitaires » qui « soit enfin effective, c’est-à-dire singulière et multiple et jamais unitaire ».
Nietzsche est « le premier penseur de la post-modernité » en ce qu’il « préconise une pensée remémorante et reviviscente, une pensée de la contamination (des formes du passé avec celle du présent) pour une remontée au travers — et non plus au-delà — de la métaphysique », alors qu’Heidegger « s’enferre dans une mystique de l’Etre tout en se faisant idéologiquement complice du pire des paganismes, en l’espèce le Nazisme ». Loin d’introduire à la poésie contemporaine, Heidegger « semble s’être complu dans une mystique de l’attente et de l’oubli, du repli, et finalement du déni de la parole poétique concrète ».
Classique, moderne, ou post-moderne, la poésie comme don, expression, ou travail, relève toujours de la mimesis, dont la mise en œuvre est une mise en scène. Le « paradoxe du comédien » de Diderot décrit cette « mimétologie fondamentale », ce rapport spectaculaire de l’homme à la nature dont la théâtralité grecque reste le modèle. Nietzsche abhorre la mimesis-imitation passive du peuple allemand, mais reste animé par une « mimesis productive, artistique, poétique au sens large ». Pour Derrida, la production du sens imite moins qu’elle ne métaphorise, mais du retrait de la métaphore à la métaphore du retrait, l’antique mimesis — exaltée ou déniée — ne cesse d’être convoquée. Souvent proche de Derrida, Michel Deguy renoue, via l’analogie, avec la mimesis. Donnant priorité à la relation sur les termes, il « énonce, de manière la plus radicale, les conditions d’une poésie non-élémentaire ».
Dans un sens « élémentaire », le littéral ne s’oppose pas au référentiel mais « à la figuration elle-même ». Une « insistance de la lettre » et une « résistance du corps » instaurent « un non-rapport mimétique entre les objets partiels de langue (éléments) et le corps lui-même - élémentaire - du poète (ordinaire) qui a la charge de les présenter dans leur souveraineté ».
La lettre et le corps rimbaldiens auront insisté, résisté. Moulinier cite Arthur implicitement , en posant la question « Faut-il être absolument postmoderne ? » et en répondant : « il y a sens aujourd’hui d’affirmer qu’il faut être absolument postmoderne — sans cesser absolument d’être moderne ». Le « post » de postmodernité prend « le sens d’un ultra » et d’une différenciation, d’une « particularité accrue des styles et des techniques ». À l’usage marchand de la modernité et de l’avant-garde, « une contre-attaque immédiate s’impose : il faut marginaliser le marché lui-même ».
N’était-ce pas déjà le vœu de Ducasse, ou du moins la voie qu’il indiquait ? Pour Moulinier, « l’idée de publication repose sur le modèle d’un petit nombre qui s’adresse à un grand nombre : le public. Or tout le monde devrait écrire à tout le monde ou tout le monde devrait cesser d’écrire. À tout le moins, l’écrivain et l’artiste devraient accepter de ne plus être des phares, des maîtres. La suffisance, ça suffit ! ».
Didier Moulinier esquisse une histoire de la poésie concrète, médiologique en ce qu’elle « privilégie la connaissance (ou la jouissance) de la transmission plus que la transmission des connaissances ». Opposant radicalement l’action à l’expression, Tzara déclarait la guerre à la « suffisance » de la littérature et à tout « moyen d’expression » dénoncé comme « moyen de pression ». Moulinier mentionne Dada « avant » le Futurisme pour marquer la « primauté » d’une « révolte qui est restée sans égale ». Des années 50 aux années 90, la poésie concrète, la poésie visuelle, la poésie sonore, phonétique, électronique, la poésie action et la performance, ont connu en Europe, en Amérique latine, au Japon, au Canada et aux USA., de multiples développements à travers lesquels Didier Moulinier poursuit le « fil rouge » de la Poésie élémentaire, avec une attention particulière aux travaux de Jean-François Bory, Jean-Jacques Lebel (festival Polyphonix), François Dufrêne, Bernard Heidsieck, Bryan Gysin, William Burroughs, John Cage, Alain Robinet, Robert Filliou, Julien Blaine, etc. Enfin il propose, après la « défense » de la Poésie élémentaire, son « illustration » à travers des travaux pratiques effectués dans sa revue La Poire d’angoisse et dans quelques autres entre 1983 et 1989, et quelques inédits (un entretien avec Denys-Louis Colaux précise l’articulation entre cette revue et les éditions Les Contemporains favoris. Il conviendrait aujourd’hui d’ajouter les sites animés par Didier Moulinier). Les « enfantillages » (découpés dans des manuels scolaires du cours… élémentaire ?), la série « les culs » posant sur des dessins de Sandro Fabri des pastiches des esquisses sadiennes rassemblées à la fin des 120 journées de Sodome, les « textes abrutis » (un « règlement intérieur » d’entreprise prête moins à rire, car il est moins daté qu’il n’y paraît, que les merveilleux « crimes abrutis ») donnent à penser que la « Poésie élémentaire » a fortement à voir avec l’humour, même si le mot est absent de l’essai de Didier Moulinier. Ne revendique-t-il pas, en 4ème de couverture, « une posture distanciée face à la chose poétique, réservant la primeur au pastiche et au ready-made » ?