La poésie française de Singapour de Claire Tching par François Huglo

Les Parutions

25 janv.
2024

La poésie française de Singapour de Claire Tching par François Huglo

  • Partager sur Facebook
La poésie française de Singapour de Claire Tching

            « Un couteau sans lame auquel ne manque que le manche » ? Claire Tching n’existe pas plus que la poésie française de Singapour, îlot marécageux devenu le premier port du monde, dont l’ « exotisme » est « proche de celui de Dubaï, de Las Vegas et de Disneyland ». La préface de Pierre Legris conclut : « poser la question de la poésie française de Singapour revient peu ou prou à poser celle de la poésie française de Disneyland ». Plus encore qu’au couteau de Lichtenberg, l’entreprise de Pierre Vinclair ressemble au projet de Montesquieu dans Les lettres persanes : il s’agit de « proposer une mise en abyme permettant d’interroger ce qu’est la poésie française, et plus fondamentalement, ce qu’est la poésie ». Elle s’apparente aussi aux Pastiches et mélanges de Proust, et mêle aux pastiches de poèmes ceux de romans et d’essais historiques. Elle pose au lecteur cette question vertigineuse comme toute mise en abyme : la réalité ne pastiche-t-elle pas la fiction ? Un certain Karl Marx voyait chaque événement et personnage historique apparaître sous les masques de la tragédie, puis sous ceux de la farce…

 

            Montesquieu recourait au roman épistolaire, en vogue à l’époque. Du roman, le livre de Pierre Vinclair garde la centralité du personnage qui le signe, mais il tient aussi de la nouvelle et de l’essai historique où « la poésie surgit ». Le préfacier précise : « elle est un peu garce, car elle se nourrit d’ironie ». L’hybridité du livre l’apparente à Cadavre grand m’a raconté. La Poésie des fous et des crétins dans le Nord et la Picardie, anthologie d’Ivar Ch’Vavar où alternent des biographies d’hétéronymes et leurs poèmes « choisis ». De même, sont inventées la biographie d’Aimé Nguyen, commerçant franco-vietnamien aussi éloigné des USA que du Vietcong, et sa lettre à Henri Michaux. Quant à Claire Arago, si elle est absente d’une anthologie du sonnet français « exclusivement composée de noms d’hommes à l’exclusion de Louise Labé (dont il paraît que ce n’est même pas un homme, mais plusieurs !) », alors que « les femmes sonnettistes ne manquaient pas » en Angleterre, ce n’est pas parce qu’elle n’existe pas mais, selon une Claire Tching aussi inventée qu’elle, parce qu’elle est « invisibilisée » ! Comme les « fous et crétins » de Ch’Vavar, Jacques-Nicolas Bellin, cartographe, et Y. Lavière, son assistant qu’il plongeait « dans un état d’hypnose pour le guider », relèvent de la « tératologie littéraire ».

 

            La diversité des monographies est traversée par la question, qui n’est pas seulement littéraire, de la traduction, de l’adaptation, de l’assimilation. Thomas Stamford Raffles, polyglotte et fictif, est-il l’auteur de son sonnet en français, ou l’a-t-il traduit de Shakespeare ? Et « l’Amicale Jésuite du Pantoum » est-elle à l’origine de « l’assimilation du pantun malais, sous le nom de "pantoum", à la tradition poétique française » ? De narratrice et historienne, Claire Tching devient critique, face à un « Pantoum de la pluie tropicale », sans mention de nom d’auteur, dédié à René Ghil : « Contrairement au projet totalisant du Pantoun des pantoun, c’est incontestablement un poème d’une ambition moindre —un peu scolaire dans son schéma de rimes, fidèle à la notation prescrite par Gautier ». Mais l’association de cette tradition poétique à la modernité mallarméenne « aboutit à un art poétique étrange, douant d’une réflexivité aiguisée une forme la plupart du temps cantonnée à l’expression d’un exotisme amusé ». Cette étrangeté reflète celle du livre vinclairo- tchingien.

 

            Victor Segalen, lui, a existé, mais a préféré « chanter les neiges éternelles du Tibet » à Singapour, où « le capitalisme globalisé » tenait déjà « l’un de ses poumons », faisant ainsi « de l’écriture un acte qui nie l’environnement réel pour suggérer, par le seul pouvoir des vers et des rimes, l’idéal absent ». Un poème de Chammolhi Karpanai Pattiram (fictif) donne l’impression d’être traduit du tamoul alors qu’il est écrit en français. « C’est que la poésie n’est pas tant une affaire de maîtrise (de la langue et des techniques de l’écriture) que d’énergie ». La suite chez Lu Zai cheng (fictif) : « Un bon traducteur n’est pas un technicien, mais un artiste ». Ainsi parlent des personnages. En réalité, peut penser le lecteur, l’un n’exclut pas forcément l’autre. On ne peut pas dire que Rimbaud « ne connaissait rien » lorsqu’il écrivit « Le Mal », que son poème « est un animal », qu’il était « un imbécile comme les autres », mais « un poète extraordinaire ». Les aventures de personnages réels se mêlent dans la fiction : celles de Georges Pompidou, anthologiste de la poésie française et modérateur de la répression en 1968, et de Lee Kuan Yew, père fondateur de Singapour, à qui il aurait offert quatre distiques.

 

            Vinclair et sa Claire tracent dans les chapitres « Eugène Guillevic » et « Michel Butor » une ligne claire, entre deux postures inacceptables : celle d’une irréductibilité des différences entre les cultures, qui laisserait « la porte ouverte à un exotisme qui peut dériver vers le culturalisme le plus nauséabond », et celle qui forcerait, « par humanisme, une identification qui résiste mal aux différences observables des pratiques et des croyances ». Entre un communautarisme identitaire et un universalisme réduit à sa caricature ethnocentrée. Dans un poème qui se ferait « le lieu d’un savoir, tout le réel s’y poussant », l’exotisme ne serait « rien d’autre que l’étonnement de voir ce que l’habitude dérobait ». Loin de présupposer « l’existence d’une altérité fondatrice et essentielle », il jouerait sa partie dans le « concert de perspectives » d’une « poésie globale » et d’une « société multiculturelle », pour affirmer « qu’il n’est qu’un monde, qu’il n’est ni à nous ni aux autres : et qu’il est comme ça ». Comment poétiquement et politiquement mieux dire ?

Retour à la liste des Parutions de sitaudis