La somme de ce que nous sommes d'Olivier Domerg par François Huglo
« Rien n’aura eu lieu que le lieu », mais lequel ? Le lieu d’enfance. « Il est ce lieu. Et dans ce lieu, comme un poisson ». Troisième personne du singulier, alors que le titre La somme de ce que nous sommes semble transposer la formule mallarméenne à la première personne du pluriel. Le « je », le « moi », sont pris dans ce « nous », coextensif à un territoire, que peut traduire la troisième personne du pluriel : « Fin de journée, derniers regards portés, ou ombres, sur les limites de leur terrain de je(u) ». Ce « nous » d’enfance est une petite bande, comme celle des « jeunes filles en fleurs » de Proust. Aucun personnage ne se détache, aucune individualité distincte, entre ces copains et cousins qu’occupe le lieu qu’ils occupent. Pourtant, si les proses brèves (paragraphes) de la première partie, « le jardin », s’en tiennent au « nous », les fragments ou éclats de la deuxième, « le ruisseau », s’orientent vers un « il » où, dans la troisième, « l’île », s’ébauche, sans passer par l’image d’un « moi », le sujet d’un travail d’écriture.
Le « nous » balance entre la petite bande (« le jardin, ce que nous appelons le jardin ») et une portée plus générale, qui inclurait le lecteur : « Notre enfance est devant nous ». Le premier « nous », explorateur, instaure une lisibilité du monde par la désignation de chaque parcelle conquise sans idée de possession, d’accumulation, mais dans une disposition d’esprit « nomade, regardant ailleurs, vers les collines ». Le second concerne notre commune condition : « Nous sommes greffés à l’enfance, rivés à elle, viscéralement, même si nous avons tendance à l’oublier. Nous sommes en résonance avec elle, par-delà les années. Et, malgré la laideur actuelle, et le découragement qui nous assaillent parfois, nous faisons face grâce à elle. Nous sommes reliés à elle, bien plus que nous le pensons ; nous continuons à sentir ses effets bénéfiques dans nos vies respectives. Elle constitue ce noyau bouleversant, qui, sans que nous en ayons toujours bien conscience, continue d’infuser, de nous soutenir. De nous nourrir. (…) Rien ne nous appartient tant que ces sensations vivaces que le monde nous procure, à l’endroit de l’enfance (…). L’enfance n’a pas d’âge. Elle est le temps effectif et électif ». C’est pourquoi elle « nous communique, par-delà les années, un peu de ce sentiment d’immortalité, qui n’est autre que le goût de la vie même, de l’attachement que nous avons pour elle ».
Les mots « à présent », « maintenant », désignent un passé présent, un présent passé, une enfance qui, de jeu de cache-cache en chute qui aurait pu être mortelle, ne cesse de sortir de l’enfance. « Nous avons acquis une vision générale, un au-delà de la vision qui se nomme entendement. Le cadastre éclate. La conscience se démultiplie. Nous éprouvons, pour la première fois, un fort sentiment géographique ». Inaliénable, « siège de notre plus grande liberté », cette enfance est cependant datée. Elle reste une enfance, « sans ordinateur, sans Internet, sans téléphone portable et presque sans télévision. Une enfance qui se tient encore loin de la consommation de masse, loin du consumérisme agissant, loin de "l’activation des besoins virtuels". Une enfance qui n’est pas encore un vulgaire "cœur de cible", qui échappe encore aux annonceurs, aux diktats des marques et des modes ; à la propagande continuelle qu’elle soit informative ou publicitaire ; échappe à la médiocratie ambiante et actuelle. Une enfance des années soixante / soixante dix, qui baigne dans tout un arrière-plan d’idéaux généreux et d’espoirs en l’avenir. Une enfance où les adultes n’ont pas encore abdiqué ».
Domerg établit un « répertoire de sensations plus que de souvenirs ». Presque des notes de dégustation : « goût aigre des arbouses, velouté des mûres. Jus des amandes vertes croquées sur l’arbre ». Ou « l’acidité des cerises. Et cette déception que procurent les groseilles ». Ou « le goût des sandwiches à la viande hachée et des yogourts au chocolat ». Il nomme la sensation, ne s’y attarde pas avec la gourmandise analytique et syntaxique d’un Proust, d’un Giono, d’une Colette. La « sapidité de l’instant » est une « volupté bien présente qui échappe partiellement à la langue ».
Ce que la petite bande nomme l’île, « ce sont, épars, quatre rochers de bonne taille, aux trois quarts immergés, à la pointe droite de la calanque du Petit Mugel ». Sa découverte ressemble à une lecture : « ils ont nagé longtemps en suivant très exactement les plis, les dessins et les riches configuration des fonds sous-marins ». L’écriture exige un passage du pluriel au singulier, du « ils » à un « il ». Entrant dans le bureau de son grand-père, « il lui montre ce pourquoi il est venu, un album marin où il colle des reproductions de poissons qu’il s’évertue à collectionner depuis peu ». S’ébauche un art poétique tenant de la fiche technique pour confection d’un miroir aux alouettes. « Écrire devient : étaler la première couche, puis par-dessus, une nouvelle ; matière épaisse qui sert de relief ; bel aplat de peau où le réel se fiche ! Pris dans l’enchevêtrement qui en résulte, la glu de l’écriture, jusqu’à suer les corps, jusqu’à percevoir l’encombrement des caractères ». Les courbes et coupes des coquillages exposés dans les vitrines du grand-père fascinent l’enfant. Ils figurent à la fois l’île, qui avec « son homologue ariégeois et son pendant atlantique (Noirmoutiers, île de Ré) », tresse « trois états du texte », et l’écriture : « L’île est un coquillage. Structure en spirale, conique. Écriture en torsade ou colimaçon, enroulant et tressant sur son axe vertical les strates de galets bruns, scories de (la) mémoire, sédiments de (la) langue ». Comparée à celle de l’eau, l’activité de l’esprit est érotique. « Une brèche dans la pierre où l’eau s’engouffre. L’esprit se coulant avec facilité jusqu’aux points de rencontre dans un total abandon de ses retenues, pudeurs, inhibitions ». Dans un vertige, il connaît « enfin ce trou dans sa langue ». Un « texte-récif » résiste « à l’usure de l’eau ». Les autres livres de Domerg, chasseur de paysages, déploient dans l’espace la « chasse aux trésors » qui « prévaut de l’enfance ». Le « piège d’écriture » tendu par celui-ci ressemble plutôt à un repli dans le temps. À un coquillage.