Langue de liège aveugle de Jacques Izoard par François Huglo
Françoise Favretto, qui a animé avec Robert Varlez et Jacques Izoard la revue 25 (ou M25) à Ougrée, dans la banlieue de Liège la « cité ardente », écrit en 4ème de couverture : « Près des archives que je crois toujours ardentes, je vis, je dors et en tirant une revue qui n’a connu que deux numéros, je relis en pleine nuit un texte de Jacques Izoard qui mettra le feu aux poudres, projet en route autour de la thématique évidente : la ville de Liège, la préférée, natale de l’auteur ».
La ville est une archive vive : « Foin des légendes artificiellement ressuscitées ! Lisons, aujourd’hui, les traces réelles de ce qui fut. Les traces concrètes », écrit Izoard, « passant léger des heures et des secondes » comme « légère est Liège au fil de l’eau et des souvenirs ». L’osmose entre le poète et sa ville est largement partagée : « Chacun est le poète de son propre site, jardinet ou galetas, clairière ou cabaret, fleuve ou colline… Édifions nos maisons de paroles jour après jour (…). Le corps de chacun sera la dixième merveille de notre site, de notre espace inaliénable ». Loin de tout « pesant patriotisme », il s’agit de « vivre en symbiose avec notre entourage, notre paysage, notre eau vive », de « restituer au temps ce qu’on lui a volé » car « la terre ne finit nulle part et les frontières ne sont pas des frontières »1.
Rien n’est plus étranger à Izoard que la frontière, c’est pourquoi rien ne lui est étranger : « ce chemin pierreux des environs de Spa, je l’ai déjà suivi dans les montagnes des Asturies, plus loin que Soto de Lorio ! »2. Il ignore le poids du substantif, la découpe du concept à toute épreuve, tout juste bon à débiter l’abstraction. Les choses ne se baignent pas deux fois dans les mêmes mots, les mots deux fois dans les mêmes choses. « Trompeuse immobilité des vocables »3 ! Car « Temps fracasse les vocables et les avalanches se succèdent »4. Il y a osmose entre les mots et les choses. « Le linge blanc claque au vent. La phrase "le linge blanc claque au vent" claque au vent, qui fait claquer chaque phrase de linge blanc »5. Il y a réversibilité : il suffit d’un tour de prestidigitation pour les retourner. De même, Liège est reliée à son double par un escalier souterrain : « C’est en fouillant consciencieusement les archives de la bonne ville de Liège que j’ai appris ce qui suit : Notger ordonna de construire certains ouvrages fortifiés en double exemplaire, l’un en surface, l’autre sous terre, juste sous le bâtiment apparent. Liège double, pourrait-on dire »6. Je est un double, le corps (morcelé) est un autre, le corps de l’autre une doublure, un « sosie voyou »7 —« Douces paroles dans la bouche d’autrui »8.
Les escaliers néo-platoniciens montent vers l’Un, ceux de Liège « ne mènent nulle part »9. Ils tournent. S’ils élèvent « dans l’espace » et « vers les nuages », le ciel est, comme Liège qui nous livre aux « labyrinthes d’escaliers », une « maison ouverte à tous. Plus de clés, plus de cadenas, plus de verrous. Portes que l’on peut ouvrir et fermer à sa guise. Portes que chacun peut franchir, sans souci de la propriété d’autrui, qui n’existe plus »10. Escaliers tourneurs, Izoard derviche ? Des « litanies vertigineuses » font le vide : « Oublions les références ; vidons les noms de lieux de leur signification désuète. Qu’ils deviennent signes purs, signes de simple commodité ! Ne savons-nous donc pas qu’ils nous furent offerts par hasard ? Choisissons l’amnésie pour mieux nommer ce qui nous trouble »11.
Escalier liquide, la prose d’Izoard glisse, comme les cartes d’un jeu, d’un mot, d’un lieu à l’autre, par la voyelle, la consonne. Pour joindre le Portugal, il suffit de laisser les mimosas nous transporter du M et du e de Meuse et de Semois, avec les deux prononciations différentes du s, au A et au r d’Algarve, de jardin et de palabre : « jardins de Meuse ou de Semois. Jardins d’Algarve avec les sourds mimosas des palabres »12. Une complicité entre le c et le o relie « Et je pus alors visiter à mon aise corridors et dés à coudre, clos et coquilles »13, à « Je loge tel escalier de Liège dans une coquille d’escargot, dans un dé à coudre »14 et à « Abandonnons la place aux fauves abjects pour mieux retrouver, intacts, nos clos, nos coquilles, nos cabanons, ceux du poing levé, ceux du cœur qui clame, et ceux de nos ventres de femmes »15. Aucune répétition. « Les thèmes tournent et reviennent sans cesse, comme un carroussel de vocables »16. Les mots changent d’eau, d’air, où se diluent les choses. « Rue des Cloutiers. Il n’y a plus de cloutiers. Rue des artisans. Il n’y a plus d’artisans. Rue des Mineurs. Il n’y a plus de mineurs. Escalier des Tisserands. Il n’y a plus de tisserands. Les mots mentent sans cesse et nous laissent la cervelle creuse. Mots creux, sans coquille ni bogue. Mots aériens qu’un rien disperse. Rue Chevaufosse. Il n’y a plus ni chevaux ni fosses. Et rêvons de nouvelles dénominations : rue des rêveurs éperdus, rue des dormeuses ensablées, rues des penseurs à la Rodin »17. Héraclitéen Izoard ! « Tout s’effondre, mais tout vit à nouveau (…). Il nous faudra plus d’attention, dorénavant (…). Et surtout, nous ne possédons rien : la voix et les gestes nous suffiront »18
1 Petites merveilles, poings levés, 1980
2 Ibid.
3 Corps, Maisons, tumultes, 1990
4 Dans Dichters en dichtkunst uit Europa 1950-1980, Leuven, 1980
5 Petites merveilles, poings levés, 1980
6 Il était douze fois Liège, Liège, Mardaga, 1980
7 Vêtu, dévêtu, libre, 1978
8 Corps, Maisons, tumultes, 1980
9 Il était douze fois Liège, Liège, Mardaga, 1980
10 Ibid.
11 Petites merveilles, poings levés, 1980
12 Vêtu, dévêtu, libre, 1978
13 Corps, Maisons, tumultes, 1990
14 Il était douze fois Liège, Liège, Mardaga, 1980
15 Petites merveilles, poings levés, 1980
16 Manuscrit datable de 1982, Œuvres complètes, Tome II, pp 213-214
17 Corps, Maisons, tumultes, 1990
18 Petites merveilles, poings levés, 1980