Le cabaret de la souris rugissante d'Erich Von Neff par François Huglo
Docker à San Francisco où il a obtenu une maîtrise de philosophie, Erich von Neff a aussi étudié à Dundee, en Écosse. Il a été publié en France et lu en Italie. Les notes en bas de page sous ses poèmes traduits par Jean Hautepierre ressemblent à des légendes sous des photos. Elles situent précisément le territoire du docker poète, prédateur d’instantanés, qui photographie même l’invisibilité sociale : « Il était assis là / avec une tasse d’étain à côté de lui / et un journal sur le visage. / Je ne le voyais pas / il ne me voyait pas ». Ou : « Quelquefois je le vois / quelquefois non. Le peintre. / L’homme qui peint / près du souterrain de l’autoroute / à Gilman Street et Frontage Road ». L’invisible est parfois audible : « Quelqu’un / peut-être au premier étage / jouait du Rudolf Nelson ». Ce qui est capté, « la seule trace » laissée par un vagabond, précède sa disparition, celle d’un escargot sur lequel, « sans le faire exprès », quelqu’un a marché.
Tout être a, ou est, une pellicule visible, accessible à la photo, et dessous, des rêves ou des pensées : son mystère, « sa voix intérieure », ce qu’il essaie de dire et qu’il faut questionner, deviner. Comment cette jeune femme a-t-elle pu relever ce sans abri corpulent, effondré près de son chien ? Pourquoi cette femme noire sur son fauteuil roulant est-elle « enveloppée presque entièrement de couvertures » ? Le regard peut percer le mystère, regard « droit devant » de cette femme ou de cette autre, blanche, « qui porte une grande et vieille capote militaire ». Ou l’évidence visuelle est celle d’un cri, d’un silence. Un homme est figé, solidement retenu au trottoir par son sang coagulé. Un Indien navajo, ancien combattant de Corée et sans domicile, « est recroquevillé / dans une cabine téléphonique ».
Le mot docks rappelle le nom d’une revue. Ouvert sur le large et attaché à sa rive, le docker éprouve la fraternité humaine à travers la solidarité dans le travail. Ses « frères les dockers noirs » l’acceptent pour « l’un d’entre eux » : encore un « pourquoi » sans réponse. Simple constat : « Nous étions une équipe synchronisée / qui travaillait en harmonie / les couleurs se mêlaient ». Les prostituées sont ses sœurs. Frieda et Gitta, au Cabaret de la Souris rugissante à Berlin ou au Bar du Piano rouge à Paris, se battent « Pour le sang des patriotes. Pour l’honneur des putes ». Elles assassinent « un haut gradé de la Milice », et par l’intermédiaire de Louis la Fouine font passer à la résistance des plans secrets des Allemands. « Le 7 mai 1945 : / la fin de la guerre. Le jeu de cartes / a été rebattu ».
La bibliothèque offre le silence « loin de l’extérieur / loin des cris / loin du désespoir », un peu comme les oiseaux, les coyotes et les rongeurs offrent à l’homme qui pousse son caddie la compagnie d’ « amis / qui ne le jugeront pas ». Gitta ne connaît que le whisky et les « hommes au torse velu », jusqu’au jour où elle lit Rudolf Carnap et David Hilbert. Elle réalise alors que ses ongles sont des griffes, ses talons « des armes de destruction massive ». Un Jésuite assis sur un bloc de glace qui fond lentement lit Les bases de l’analyse du mathématicien Edmund Landau, et répond à l’axiome « Pour tout x / il existe exactement un entier naturel / appelé le successeur de x / qui est désigné par x’ » en s’écriant : « Dieu n’a pas de successeur ! ». Parce qu’il n’est pas un entier naturel ? Aucune réponse. La glace continue de fondre pendant que, dans un autre poème, les survivants de l’incendie de Napa respirent des particules diluées d’animaux morts, de personnes mortes. Erich von Neff photographie-t-il notre planète ? Un René danse avec « le corps sans vie » de sa Valérie qui est restée belle, en souvenir d’une « nuit sur la plage ». Une personne, homme ou femme, prise comme dans un serre-livre « entre un balai et un livre / à la couverture déchirée » est « sa propre bibliothèque de l’esprit ». Elle y « remue de temps en temps ». En elle, l’humanité bouge encore.