Le Dit de l'ost d'Igor, Khodyna (Vladimir de Tchernigov) par René Noël
Galops sur l'horizon
Il y a des chants au-dessus, par-delà le savoir, les naissances et les flux des générations, des mémoires. Le dit de l'ost d'Igor relève, de la même façon qu'une sentinelle au désert prend son tour de garde, de ces renommées essaimées, dont on ignore tout à première vue, dont personne ne peut dire les yeux dans les yeux, une fois les faits, les écrits, la chanson de geste traduits qu'il a pu passer outre : ça relève de la civilisation ! Prise dans son sens le plus générique, l'éducation des hommes d'aujourd'hui, de la même façon que de l'eau il y a toutes ces transformations des fluides en sang dont tout un chacun sait les composants, mais ne peut tracer avec certitudes les passages, les transformations des molécules d'eau aux fluides des corps animaux.
Il en va de ce type flagrant de rythmes des mémoires sur le modèle des évolutions des espèces naturelles imprévisibles, les durées bouleversées, les ellipses et les descriptions à travers la langue révoltent les ordres admis jusqu'ici, moment tel que l'écrivent le traducteur et le postfacier où l'épopée trouve ses longueurs d'ondes en lyre. C'est en quoi sa modernité consiste en cette vision du je surgi des épopées écrites après une défaite, la déroute ici des armées du Prince Igor entré en guerre, contre les Polovtsiens, nomades, en sacrifiant les appels aux unions des Princes accouchant du slovo - proche du Serment de Strasbourg, traité rédigé qui fait office de premier document illustrant les langues franque et tudesque - mot, parole, quand les modèles et leurs perpétuations sont contredits, la révolte du chant par la main d'un seul est tout sauf évidente.
Aussi la poésie est-elle ainsi une activité créatrice précise et concise, car si les sociétés humaines ne s'en remettaient que mécaniquement aux héritages, alors de telles actions créatrices seraient proprement impossibles. Sans doute le dit de l'ost d'Igor relève-t-il de ces changements visibles, inévitables dans le cours des civilisations et cependant presque systématiquement occultés, rejetés sur le moment, n'en rendant la raison, la logique que plus irrationnelle ! Dénier les faits et ne privilégier que les traditions, mais coupées de leurs évolutions, revient à cultiver le chaos et le désordre alors même que les uns et les autres, princes, artistes, prétendent agir pour la mir (la communauté) et apparaissent néanmoins avec le recul historique, et pas toujours à leur insu, quasi obsédés par la mens sortie de son lit, par les actions débridées.
L'épure du chant, la ligne claire, la sûreté du trait, des mots, font un sort aux qualités malmenées, dont abusent bien des humains et des langues, dont le russe, qui chantent, mélodiques quel que soit le propos. Ainsi que les mots, les rythmes de l'italien, du grec... font de tout discours une mélopée. Paul Celan n'a-t-il pas lui-même, inspiré par les cultures russes, dit plus d'une fois son intérêt pour les poètes germaniques créant après la guerre de Trente Ans, dont Catharina Regina von Greiffenberg (1633-1694) - traduction de Marc Petit, Orphée, La Différence - et Quirinus Kuhlmann (1651-1689) - poètes baroques allemands, traduits par le même Marc Petit chez François Maspero -, chez lesquels il relève des inventions formelles et lexicales remarquables, en dehors même de leurs excès aux antipodes de sa propre pratique faite de concision et de rigueur, celles à l'œuvre justement dans Le Dit de l'Ost d'Igor, et d'éléments lexicaux aussi simples que radicalement novateurs, révolutionnant et marquant, pour notre temps, depuis la fin de la seconde guerre mondiale, l'urgence incontournable de vivre, placés sous ses auspices, un contrat social basé sur des façons de composer, rythmer la langue et de concevoir les pratiques langagières sur des modèles critiques novateurs et féconds qui n'oblitèrent pas le passé, mais bien au contraire ne cessent de l'obliger à fondre ses visions statiques, répétitives, les cycles de destructions ayant pris le pas sur toute vie en mouvement, jusqu'à devenir, rimé d'inconnu créateur ? C'est qu'il arrive plus d'une fois la fin de cycles de la beauté belle, des rythmes usuels, Paul Celan lui-même s'étant toujours étonné que cette évidence ne frappe pas tout humain, a fortiori, tout créateur. À nouvelle civilisation qui s'annonce, nouveaux contenus et lexiques, constructions rythmiques adaptées, ce qui correspond à la création de Le Dit de l'ost d'Igor, poème parlé, fait pour être dit et écouté.
Sous les sabots du cheval, la langue, la matière, l'objet même du poème écrit André Markowicz, et non le Prince Igor lui-même. Les Russes n'ont-ils pas toujours considéré que la poésie est la terre, la tourbe des mots qu'il s'agit de créer avec le souffle intérieur du pays Russie, les deux étant indissociables, et de fait, de quel pays peut-on nier que les sons, les mots, les grammaires, l'histoire et les reliefs, les mir toujours pétris et à faire à nouveau, à travers les communautés de destin et les pressions extérieures, se créent mutuellement ?
Reste à lire ce Dit, sa préface et postface écrites par des critiques qui l'étudient depuis des lustres. Il y a là un cas concret, si souvent prétendu mais rarement aussi vrai qu'ici, où les références, les chemins vicinaux inscrits au cœur des mots rayonnent. Non, le savoir, les références n'oblitèrent en aucun cas la beauté inaugurée par ce chant, toute explication et principe de causalité, ainsi que les pattes d'un mille pattes examinées de près n'éteignent pas le phénomène d'harmonie né à la première perception d'avancée de cet animal, trière sur les arbres, laisse intacte la création irrésistible des mots.
De fait, les vers ont ici cette clarté, cette luminosité des derniers tableaux de Malevitch où le bleu, le rouge, le blanc, le noir, trouvent de nouveaux accents, densités d'infinis.