Le Domaine, Federigo Tozzi par René Noël
Une netteté à blanc
Federigo Tozzi a ce don, conscient sans doute de tomber à côté d'une coïncidence de ses sensations et de ses perceptions avec les faits qui font société, de décrire les souffles de la nature, entiers, hors du tamis des sens usés, surchargés, inquiets à leur insu bien souvent, jusqu'à la saturation, de se voir si peu spontanés, revers des aptitudes des hommes à multiplier les mises à distance indiscernables, même après coup et malgré les fils d'Ariane semés le long des générations enchevêtrées. La simplicité, immédiateté dispersée par l'oubli et l'amnésie mêlés aux effets souterrains d'actions plus ou moins anciennes " Verts ou gris derrière les hommes, les insectes dérangés sautillaient ensemble de toutes parts ; tandis que certaines araignées aux très longues et fines pattes parcouraient les sillons ", n'entrave-t-elle pas logiquement le cours pacifié, les cils liés, le monde invisible d'en haut et la terre d'où surgissent les nourritures fixant les humains à un lieu génération après génération, d'une manière si stricte qu'elle en empêche presque le sang de circuler, alors même que les saisons, toute la nature ne cesse de bouger ? Il y a là l'homme soleil, le rien de la multitude, de la fable et de l'allégorie, quand la vie quotidienne fait de ce centre une roue sur laquelle les générations dérivent immobiles inexorablement.
L'enquête sur l'idylle aux yeux de Tozzi, ces observations de ces sensations pleines et entières, aussi sûrement que les fables d'Esope savent que les hommes lâchent plus souvent la proie pour l'ombre, ne sont possibles que chez celui qui s'est exilé en ville - n'est-ce pas le cas d'André Dhôtel d'Athènes à Attigny, de Peter Handke dans " Lent retour " dont la première partie voit son écriture à son apogée ou avec " des Commencements " de Giuseppe Bonaviri ainsi que l'écrit le traducteur de ce roman ? Celui qui reste, bien qu'il observe les mêmes vies des insectes, n'en tire quant à lui pas les mêmes conséquences. Tandis que le premier constate la souveraineté des animaux, des végétaux qui ne mendient rien à l'homme, vivent, tout en observant la division, la scission entre l'agir et le penser des hommes incapables de concilier leurs sagesses en devenir et leurs observations in situ. C'est que quelle que soit son inertie apparente, l'histoire, autour de 1920 bien plus encore qu'à certaines époques, change à grande vitesse, tandis que les énergies distribuées par ses transitions, ses transits nouveaux, butent sur les phénomènes naturels eux aussi livrés à un chaos intime - résistances de l'eau à la terre, feu des rayons du soleil à l'air - respiré par le corps et ses organes, toutes fusions et conflits qui participent des humeurs et des sensations. Tozzi écrit ainsi cette capacité de l'homme libre dans ses devenirs de voir autrement la nature que le paysan pour lequel elle n'est jamais qu'un moyen de subsistance, moins aliénée qu'alinéante, conscient qu'il est qu'elle le construit autant qu'il la révèle à elle-même par ses mots.
Tozzi l'ignore moins qu'aucun autre, lui qui a été de l'exode rural écrit dans son roman " Les yeux fermés ", " le Domaine " à l'inverse décrit le retour de Remigio venu à l'appel de son père agonisant qui bientôt hérite de la propriété agricole. Riche de ses yeux neufs, mais démuni pour l'art de la ruche, de l'exubérance de la nature amorale en lutte contre son exploitation, il vérifie sur le tas qu'il n'y a pas de retour, mais un aller fait à son époque d'antagonismes, d'incompatibilités d'autant irréductibles et manifestes que Tozzi au plus vif du tout dictant à sa langue sa clarté, décrit les intégrités à l'œuvre aussi bien du côté de la culture que de l'agricultre, qui ne coïncident pas. Loin de Théocrite, de Virgile, la nature bucolique observée in situ, à hauteur de bras et de mouvements des faucheurs, des journaliers, des fermiers et des affranchis depuis peu citadins, les réconciliations - entre ceux qui riches de leurs expériences passées à la campagne cultivent leurs sensations et ceux qui sont aux prises quotidiennes avec les aléas naturels, plient autant que les arbres aux volontés des vents, des caprices météorologiques et des situations dues aux sédentarisations amplifiées, décuplées par les modes de transmission du patrimoine des pères aux fils qui aussi naturellement que les feuilles d'arbre, faites de deux moitiés distribuées autour d'une nervure centrale, stratifient et éternisent les classes sociales des possédants et des travailleurs agricoles - tardent à s'incarner. Le tir à blanc passe par cet inachèvement. Il faudrait que ceux qui restent aient pu faire l'expérience, eux aussi, d'une réflexion sur leur vie détachée des pouvoirs qu'a sur eux la nature. C'est en ce sens que l'exigence de Federigo Tozzi constate que ses éclats de style, son mode d'expression unique par le cristal, la précision, le retrait de tout jugement sur la nature à son ordinaire, allant ses pratiques têtues, manque sa cible, tombe à côté de la même façon que les illusions d'optique connues nous surprennent toujours bien que nous les connaissions.
Non que Federigo Tozzi renvendique quoi que ce soit de l'ordre d'une utopie, mais sa curiosité naturelle le pousse à décrire ce qu'il voit passé au crible de la facture de son écriture. Désaccords, non harmonies elles-mêmes, n'échappent pas à la précision de ses regards, des complicités aiguisées de ses sens. L'issue tragique indique-t-elle une décision de la nature en porte-à-faux vis-à-vis de tons, de positions mal assurées de la part du futur héritier de retour au pays natal ? Plus sûrement, Tozzi indique d'abord les gains sur l'opacité, les pas faits, notés, établis, écrits : que les postérités s'en saisissent (ou pas) ! semble-t-il dire.