Le fictionnel et le fictif d’Éric Clémens par François Huglo
Comment s’arrangent (comment s’arranger avec) le réel, la réalité, la fiction, la vérité, l’affection, l’image, l’art, l’écriture, la poésie, la narration, le tragique, la démocratie, le jeu et le sacré, sans « saucissonnages métaphysiques entre esthétique, éthique, psychologie et épistémologie » ? Dès 1993, sous le titre La fiction et l’apparaître1, Éric Clémens abordait, depuis les questions du langage et de la littérature, une problématique enrichie et développée par sa participation en 2006 au séminaire de Pierre Ouellet, titulaire de la Chaire d’Esthétique et de Poétique à l’UQAM (Université du Québec À Montréal), et par d’autres rencontres dont « celle de Richard Miller dont l’imaginisation, distincte de l’imaginaire, croise la distinction du fictionnel et du fictif ». Le présent essai prolonge aussi celui de 2010 Les brisures du réel2. Ce réel sans foi ni loi « est le chaos inchoatif que les brisures de la mobilité régulent dans le hasard de leur jeu. Grâce à la puissance fictionnelle de la raison, les sciences nous amènent à saisir la diversité des modes d’effectuation du réel. En ce sens, le réel est le temps du jeu ou le jeu du temps du hasard que les sciences tentent de relever dans la diversité de leurs régulations ». Il n’y a donc « pas plus de "lois" universelles en sciences que de "lois" naturelles du réel ("lois" a priori et finalisées) », mais « des régulations historiques par les sciences des régulations temporelles du réel dans le jeu des brisures de la mobilité ».
Si le fictif désigne « les éléments situés dans et adressés à la seule imagination », la fiction « ou plus précisément le fictionnel » est, depuis son étymologie latine (fingere : façonner), « la mise en œuvre par un ou des langage(s) de notre relation » au réel, dans un écart qu’elle « ignore », « nie » ou « affirme ». Clémens cite Wilde : « Les choses sont parce que nous les voyons, et la réceptivité aussi bien que la forme de notre vision dépendent des arts qui nous ont influencés ». La vision du monde des philosophes n’est pas étrangère à la « façon de faire voir » des peintres : Turner a inventé un « charme mystérieux » nommé brouillard. Lacan écrit « fixion »3 avec un x qui renvoie à l’ « ab-sens » du « manque du réel dans le langage et du manque du langage dans le réel », de même qu’ « il n’y a pas de rapport sexuel ». Le baiser à Albertine (Du côté de Guermantes) réalise « dans la perte, l’épreuve de l’ab-sens de rapport dans l’écrasement d’un contact ».
Non loin du Sartre avec Lacan de Clotilde Leguil4, Éric Clémens conjugue Lacan avec Merleau-Ponty. Comme lui, il considère la perception comme « un processus actif, sans illusion d’une présence des choses », qui « met en jeu le corps de langage dans lequel nous nous formons et par lequel nous entrons en relation avec le monde ». En cela, « toute expérience phénoménologique est ontologique ». La perception est « une mise en jeu fictionnelle des possibilités de notre corps d’être parlant ». Pour Lacan comme pour Freud, « l’affect est toujours tributaire d’une représentation ». Il n’est « pas immédiat et suppose un sujet dans son histoire ». Pour J.A. Miller, il « a très certainement une structure de fiction ». Perception et affection « se jouent dans cette relation entre symbolique, réel et imaginaire que nous révèle la psychanalyse : se jouent dans le fictionnel ».
Notre genèse se passe « entre pensée et art », qui « est la trace de notre tracement » et renvoie « à la technè, à notre façonnement, à la fiction de la relation différentielle de notre corps au monde ». De l’"art" de la préhistoire à l’"art" contemporain, Clémens relève une activité ludique, de façonnement des formes, « pour rendre perceptible, faire paraître », dans « l’immaîtrisable de la technique, désormais principale porteuse de jouissance et de mort, mais aussi de la matière, du corps et de la nature », c’est-à-dire étymologiquement « de ce qui est toujours à naître ».
L’image n’est pas « une régression triviale de notre vision instantanée dans une répétition onirique ». Elle « ne vaut qu’à montrer l’inimaginable ». Comme l’écrit Didi-Huberman, le réel s’inscrit dans l’ « image-déchirure ». Elle est « bouche-trou et trou, voile et déchirure dans le voile, sublimation et désublimation ». Magritte dirait : « Ceci n’est pas une image », pas seulement, et « pas seulement une parole. Ceci est un jeu, entre elles et le réel ».
La philosophie a recours au mythe selon trois modalités : critique, complémentaire, supplémentaire. Il y a bien « naissance fictionnelle de la philosophie ». Platon « à la fois rejette et réintègre le muthos en même temps qu’il y trouve ses ressources dans l’invention de la philosophie ». Avant Nietzsche, Heidegger ou Derrida, Vico renvoie « à l’indiscernable de la pensée et du langage ». Castoriadis a montré chez Aristote « les capacités de découverte de l’imagination, donc d’invention, de faire-venir à la vérité ». Pour Husserl, « la "fiction" constitue l’élément vital de la phénoménologie comme de toutes les sciences eidétiques »5. Chez Hobbes, la fiction répond « à une nécessité réelle, celle du contrat et, pour mieux dire, de l’institution à partir de l’institution du langage ».
Fiction, poésie et littérature sont imbriquées. Éric Clémens lit-écoute dans la « voix-de-l’écrit » de Christian Prigent « comment la sexualité télescopée, rythmée, syncopée et animée ou bien comment l’âme télescopée, rythmée, syncopée et sexuée s’informe dans une langue qui hoquète et abstrait, qui colore et sonorise et terrasse pour dégorger l’inhumain indéniable, le réel impossible à représenter ou à communiquer. Le reste est "imagimère" », ou « canaillerie » de « fonder "poétiquement" un prétendu savoir, de s’en justifier, de faire fond de la forme au lieu de former au plus juste une fiction : juste une fiction, aurait presque dit Godard, première condition pour une fiction juste ».
Il faut distinguer le récit de la narration. Pour le premier, le prologue de Roméo et Juliette suffit. La narration qui suit « manifeste le conflit des discours ». Si la narration se réduit au récit, « quelle différence entre le film la boum » et la pièce de Shakespeare ? « Ils s’aiment, mais leurs parents ne veulent pas ». Par la mise en jeu des langages entre destruction des codes et affrontement de l’irreprésentable, la narration, telle Shéhérazade, « retarde ou arrête la précipitation du temps ».
L’éthique est apparue avec la polis et le conflit des lois et du juste, dans la tragédie puis dans sa « reprise philosophique ». Samuel Beckett témoigne « de la renaissance embryonnaire mais intégrale de la fiction tragique ». Le passage de l’éthique au politique « ne peut être un changement de "discipline" ou de "secteur" ou de "faculté" —surtout pas si l’on croit que l’une fonde l’autre ». Selon Prigent, l’ « indétermination de principe » du « travail de poésie », en politique, « s’appelle démocratie ». Le passage, dans le mythe, d’une religion des forces obscures à une religion du logos est mis en dialogue dans le théâtre, la philosophie, et sur l’agora. Derrida a montré « combien Platon pense la démocratie avec la même ambiguïté que la poésie, la mimésis et l’écriture : toutes découvrant l’égalité et la liberté, jusqu’à l’excès ». La destitution de la démocratie à travers l’écotechnocratie, la bureaucratie, « la médiacratie et le populisme qu’elle propage », est appel multiforme à la servitude volontaire.
Qu’il soit sauvage, ambivalent ou immunisant, le sacré est le masque de la « signifiance tragique ou transfigurée du jeu ». Il signifie à la fois « la prise du jeu sur le réel » et « le trou du réel mis en jeu ».
Éric Clémens, d’un livre à l’autre, montre que « l’insistance sur le fictionnel dans toute activité humaine n’est pas vaine ». Le fictionnel engage notre liberté. « Son exercice par le parlêtre ne s’affronte pas seulement aux détermination dont Sartre eut raison de dire, phénoménologiquement, que c’est elle qui les fait paraître telles ». Une éthique du désir et de la fiction est exercice de vigilance. Les travaux de Clémens pourraient être regroupés sous le titre de la trilogie sartrienne Les chemins de la liberté.
1 Albin Michel, Bibliothèque du Collège International de Philosophie.
2 Bruxelles, éditions Ousia
3 Autres écrits, L’Étourdit, Paris, 2001, éd. Du Seuil, coll. Le champ freudien.
4 Navarin / Le champ freudien, 2012.
5 Idées directrices pour une phénoménologie, 1950