Le Japon imaginaire de Pierre Vinclair par François Huglo
Ceci n’est pas un récit de voyage. Une composition libre, plutôt. Un bouquet d’impressions. Ou un jardin. Zen, peut-être. « Le zen n’est pas ésotérique. Ces jardins ne disent rien que ce qu’ils montrent : ils sont ce qu’ils sont —mais quoi, alors, qui puisse justifier qu’un moine s’y consacre comme à la chose la plus importante ? Rien ne le justifie : c’est une composition, voilà tout ». Ou livre composé comme on bidouille, en passant à Kyôto d’un bar (d’un concept, d’une ambiance, d’un univers : Zappa, Gainsbourg, old rock, karaoké, etc.) à un autre, « sa propre play-list cosmique ».
Pierre Vinclair nous apprivoise au Japon comme un traducteur s’apprivoise à une langue. Dans un petit lexique, « Mots imaginaires », qui clôt le livre, il renvoie plusieurs fois au Kojiki, « le premier livre du Japon », qu’il a traduit, adapté, et publié avec des calligraphies de Yukako Matsui. Comme le traducteur, le narrateur de ce Japon imaginaire est d’abord perdu, ne peut s’orienter sur une carte qu’en orientant la carte par rapport à l’irréductible portion d’espace qu’il occupe sur une sorte de kaléidoscope. Mais il avance, et seule cette expérience du réel lui permet de mettre des images sur un imaginaire jusque là brumeux, de construire une représentation comme on apprend une langue, comme les lumières, peu à peu quand la nuit tombe, donnent forme à une ville. D’une écriture (à plus forte raison de quatre) à l’autre, d’une langue à l’autre, les équivalents sont approximatifs, car les réalités culturelles qui tissent ces réseaux de connotations que l’on appelle « le sens » ne peuvent coïncider. Un cycliste rapide sur piste européenne n’est pas un lent cycliste sur trottoir japonais. Une église, chez nous centrale, n’est pas un temple sur sa montagne : « Ni Nature ni Culture, ni Sacré ni Profane —sans doute pas plus de ville et de campagne, d’Essentiel et d’Accidentel, de Transcendance et d’Immanence : c’est toute la métaphysique binaire du programme de Terminale qui se brouille et s’affole et s’effondre dans mon propre esprit fonctionnaire ! ». Autrement dit, « C’est à n’y rien comprendre ». Mais « si l’art du jardin n’est la projection d’aucune métaphysique, si l’on ne peut pas vraiment dire qu’il relève d’une éthique et non plus qu’il est réductible à une esthétique, alors quoi ? Tais toi, regarde ».
Ni faux, ni vrai ? Comment distinguer, au temple, les fidèles des touristes ? Les offrandes des lots ? C’est « la même chose ; ou plutôt entre les deux, ni l’un ni l’autre ». Le Shintô est-il un « polythéisme diffus », un « animisme sans dogme théologique précis », un « culte de la nature », ou n’est-il plus aujourd’hui « qu’un vernis idéologique, la bonne conscience ou le cache-sexe d’une société systématiquement orientée vers l’exploitation industrielle de la nature » ? Tout est vrai même le faux, tout est faux même le vrai : « on dirait parfois que le Japon aime à se contempler dans le miroir épais de sa propre caricature ».
Comment, dans ces conditions, l’amoureux renvoyé à son propre imaginaire pourrait-il espérer être aimé en retour ? Quand explose la centrale, il est tenté de rester, « de ne pas se défiler, de tenir. Mais tenir quoi ? Au nom de quel courage ? (…) oui, pour l’amour de quel Japon imaginaire ? ». De retour à Kyôto, qu’avait-il vu de changé, sinon sa propre aptitude à lire ? « Mais les signes, mais les significations, tout ce qui excède la matière est dans la tête : ce n’est pas Kyôto, c’est toi qui as changé ».
Tandis que le narrateur (car ce subtil assemblage de fragments barthésiens, d’anecdotes, de poèmes de plusieurs pages et de haïkus strictement construits 5-7-5, peut aussi être lu comme un roman), enseignant le français l’hiver aux terrasses des cafés, « prolétaire s’en va, tremblotant comme un radiateur », sa compagne se heurte à la question que semblent se poser ces Japonais : « qu’est-ce que les étrangers peuvent bien nous apporter ? ». Et elle tente l’aventure où c’est encore possible :
« De l’autre côté de la mer, en Chine, on recrute à tout va au contraire, on en mange de l’étranger —et peu importe s’il parle chinois, anglais, ou vietnamien, du moment qu’on puisse avancer, même n’importe comment, et être à la hauteur. Pendant que le Japon, doucement, meurt engoncé dans ses niveaux de langage et ses courbettes, ses buildings, et ses rivières figées dans le béton ».
Désamour ? Dépit ? Il « laissera enfin derrière lui la ville de pierres frigides, la poupée de ciment depuis toujours indifférente à ses étreintes, et à ses comédies ».
Vieux Japon, jeune Chine (comme vieille Europe jeune Afrique) ? Adieu Mitsuhirato, bonjour Tchang ? À l’intelligence de L’empire des signes, Vinclair allie la fraîcheur d'Hergé.