Le Tambour de Pénélope de Maxime H. Pascal par François Huglo
Pas de colonialisme sans récit qui crée la réalité. Nous sommes colonisés. Mais nous sommes armés. Pénélope, que nous avions connue dans les années 50 berçant « de jolies pensées interlopes » en « attendant le retour d’un Ulysse de banlieue » sur une mélodie de Brassens, a ici les mains de Jeanne-Marie. Sans doute convient-il de placer ce livre inclassable entre Ulysse de Joyce et La Société contre l’État de Pierre Clastres, ou entre L’Amazone (ou Cheyenn autumn) de Gaston Puel et Géranonymo, l’une des premières revues animées par Julien Blaine. Anonymo : Personne ! Entre Arthur R. : « Un coup de ton doigt sur le tambour décharge tous les sons et commence la nouvelle harmonie » (Illuminations) et Jimi H. : « hey Jimi voix douce assise sur les marches du 52 dans la 8ème rue au seuil d’Electric Lady des mots transes d’air pétrole soudé veulent trouver le langage commun un cercle des dissonances accueils larsen sons des fuites notes en plus se rejoindre là où on est jamais encore allé une vibration de corps fauve incurvé sa démarche sort du visible glisse iris une rémanence de la veste spectaculaire les broderies nerveuses le dos unique le feulement des épaules doublent la mort hey Jimi où tu vas » (Le tambour de Pénélope).
Ceci n’est pas un récit mais des histoires. Et des antidotes. « On s’invente des histoires / depuis le début / (…) / les histoires nous collent au présent contigu ». Discontinuité, pluriel : « elles font semblant de jouer de se grimer de dormir elles s’organisent elles permutent elles bouturent elles font ce qu’elles veulent elles choisissent le corps qui les racontent elles ont leurs vies à elles » (racontent, oui, au pluriel, car les histoires racontent le corps plus encore que l’inverse. Le lecteur rencontrera d’autres coquilles qui n’en sont pas, où dans les lettres ce sont les personnes qui s’échangent, sont mises en jeu). Au point, « ce signe point faible sur la page », est préféré l’espace, entre groupes de mots ou groupes de lignes, entre vers ou versets parodiant parfois (rarement) Claudel ou Péguy (« combien de fois combien combien de fois la mort / combien de plusieurs fois la mort donnée par gestes / procurés à dire d’elle la soumission à son texte intérieur »), ou même alexandrins, pour tailler un costume à Colomb : « glapit un Te Deum en habit d’amiral », et séquences de prose polyphonique, surimpressions à la Joyce, car « le labyrinthe verbal la rend polyglotte ». Cette écriture ne se trame pas à hauteur d’écran (télé ou ordi, les « followers » se suivent et se ressemblent), mais à hauteur d’arbre, de branches tressées : « on pratique de longs gestes souples qui relacent des branches aux arbres liquidés par-dessus la cohue des ils c’est-à-dire eux c’est-à-dire soi parmi eux c’est-à-dire nous gardons une issue incertaine à la liberté d’autres vies ». C’est ainsi que dansent les Iroquois : reliés « à des arbres – sans définir le début de Quelqu’un / vu qu’il n’y a personne dans les personnes de leurs mystères / vu que la spirale le méandre les constellations le multiple la pensée en réseaux sont les inspirations de ce qu’ils prétendent vivre », vu qu’ils « acceptent le monde tel qu’il est », n’ont « aucun bien immobilier aucune propriété », et « gênent le commerce –ne pratiquent que l’échange ». Ils seront donc « chassés comme des bêtes sauvages et décimés » (Colonial Times, 1816).
L’invention d’histoires cède à l’injonction quand « on se nous raconte des histoires », quand le voile que Pénélope défait chaque nuit, reprend chaque matin, se met à ressembler au conte toujours recommencé d’une Shéhérazade appointée, vénale : « les entreprises globales les plateformes médiatiques les agences de consulting stratégiques font entrer Shéhérazade par les coulisses recrutent conteurs et griots pour apprendre aux tyrans de chimères les connections émotionnelles », où chacun est à la fois « en compétition » et « adepte disciple suiveur » (Follower power !). Petite marchande de slogans allumeurs, elle deale du storytelling. Dans le journal, « les mots sont accaparés », ils ne savent plus « quoi dire des points de contacts mutilés entre le corps et le monde ». Il y a « discontinuité dans les zones de contact » entre Tanthaka Iotanka (Sitting Bull) et Ralph Waldo Emerson, Henry-David Thoreau, Walt Whitman, Emily Dickinson. Leurs dates ne coïncident pas mais leurs murmures « prennent à travers livres » et « traversent les plaines de la tête ».
Dans « le monologue colonial », les corps sont « avalés par des idéologies / sous le trop plein de clichés le dégueulis déco plumes de drugstore produits dérivés les montages Hollywood sont décisionnaires ». Et « dans les discours officiels les stories prennent la place des faits ». Stories : « Ronald Reagan déclare croire aux pouvoirs des histoires ». Et un conseiller en communication de Georges W. Bush « confiait » à un éditorialiste du Wall Street Journal, peu avant l’élection présidentielle de 2004 : « Il m’a dit que des gens comme moi faisaient partie de ces types "appartenant à ce que nous appelons la communauté réalité" [the reality-based community] (…) Nous sommes un empire maintenant, et lorsque nous agissons, nous créons notre propre réalité (…) Nous sommes les acteurs de l’histoire … Et vous tous, il ne vous reste qu’à étudier ce que nous faisons ».
Déjà James Knox Polk, 11ème Président des États-Unis, croyait au mythe du Manifest Destiny, formulé en 1845 par le journaliste et publiciste new yorkais John O’Sullivan lors de l’annexion du Texas : « La nation américaine a reçu de la Providence divine la destinée manifeste de s’emparer de tout le continent américain pour le libre développement de nos millions d’habitants qui se multiplient chaque année ». Les États-Unis « ont pour mission mystique de répandre la démocratie / leurs institutions jugées supérieures à celles de l’Europe / la civilisation vers l’ouest et la côte Pacifique considérée comme la Terre promise ». Déjà Colomb mettait « en culture le mensonge pour assurer sa posture d’inventeur du monde » et débarquait à la fois « la colonisation le génocide la propriété l’argent la trahison l’immoralité le racisme l’intolérance la spoliation la déportation les atrocités la cupidité le vol les bactéries la religion le temps ».
Héros celui qui a « des vivants à détruire ses monstres à terrasser quelques morts à vanter (…) un code moral des marottes (…) des dévergondages des femmes à tromper amasser déchoir quoi en faire (…) pas de pouvoirs animaux (…) les emprunte fait appel au latex (…) n’a pas de maison de fierté trébuche sur ce qu’il sait qu’il n’a pas » ? Celui dont la « navette ne tisse rien elle se défile » ? Le « candidatus c’est-à-dire le blanchi » qui « portera sa toge passée à la craie » ? Cicéron « traduit Homère l’étudie le critique construit à partir de lui des rapports tendus entre poésie politique éthique philosophie ». Il ouvre les voies à l’humanisme de Pétrarque et de Boccace. Il relie, comme Pénélope, pas comme Colomb qui, quand il lit l’une des 143 versions retrouvées, « approximatives » des Voyages de Marco Polo, dont le texte original a disparu, s’y croit, se monte le bourrichon, se voit « héros providentiel ».
Héros absent ? « Théâtre de l’absence » ? Électre ? Les femmes « durent là où les héros sont interrompus ». Et « l’accélération du cas Pénélope met à bas le féminin de l’attente ». Mais « le mythe est le contraire d’une fonction simple / c’est le témoin de la peine d’éloignement ». Pénélope « prend ses voix » et part discrètement, légèrement. «Dans les franges vestimentaires joue la brise guitar Heroe ». Jimi H., Maxime H. : barre du H, diaphragme, peau du tambour non genré : « elle a son diaphragme de lui dans son diaphragme à elle ». Pénélope « est son corps » et « souvent elle danse », n’écoute pas les sirènes (les micros de l’aéroport) qui disent « ne t’écoute pas ne t’étonne pas ne sors pas du berceau mélodique des oiseaux enregistrés numérisés mastérisés ne te souviens pas du frémissement des plumes ne distingue plus les aigrettes le chant des oiseaux ne connais plus ces mots mange de la crème glacée reprend de la faim » (reprend sans s : on quitte l’impératif, faim devient sujet, ou crème puisque l’un appelle l’autre, puisque ça tourne en rond) « devant les vitrines met ta langue dans le sucre » (met sans s : on met ta langue) « avale les nouveaux mots édulcorés ingurgite des bouées flotte dans le duty free ralentis freine diminue ne te réveille pas ne ranime pas ne secoue rien », elle écoute son corps, la vie, l’alouette. Et le tambour bat.