Les arbres sont aussi du silence de James Sacré et Raphaël Segura par François Huglo
Un poème (ou un livre) « est une peinture musicale », écrit James Sacré. Peinture, car le détail peut être considéré isolément. Musique, car toute vision d’ensemble passe par la durée. La musique, même descriptive ou « à programme », et la peinture, même figurative, sont des arts muets dans le sens où ils sont abstraits : « aussi du silence » mais pas seulement, comme le réel (qui ne représente rien) et les troncs sous la plume ou le pinceau de Raphaël Segura. Méditation janséniste sur les arbres morts « dans cette planète en déshérence », dit-il, ou exubérance baroque épousant le chemin vital et tors « que prend chaque branche » ? Le poète et le peintre, qui l’un et l’autre vivent actuellement à Montpellier, partagent au contact des papiers, encres, supports « fragiles et résistants comme de dérisoires ex-voto », un sens de l’ambivalence qui vibre en chaque page, dessinée ou écrite, de leur livre commun.
Ambivalence du « ramier dans les villages du Bas-Poitou » : des branches coupées de haies, couchées en tas, du bois mort tombé du bois vif. Tels les « vers de différentes longueurs » dont le poète accompagne « les dessins d’arbres secs » du peintre. Ambivalence des souches, du mot et de la chose : « On entend le mot souche en les regardant : / Quelque chose de sombre qui rumine la mort ». Mais « (…) des surgeons / Poussent dans le bois pourrissant : / On entend le mot source dans le bruit du mot souche ». Ambivalence de l’écriture vive, de son arborescence syntaxique, et du texte mort : « Des ramures quasiment nues dans un ciel clair » —abstraction d’entrelacs. Ambivalence du feu. « Des arbres brûlés de silence », torsades ou tresses : flamboiements ou coulées de cendres ? Ambivalence du « papier joli papier » où un nouveau Ronsard entendrait crier « l’arbre raclé, mouliné, broyé ». Où la forêt primaire disparaît, mais où il y a des « cerisiers / Dans le tremblé des poèmes ». Où, de Madagascar à Montpellier, le mûrier avoha devient soie « fine au toucher ». Sa beauté « Met ensemble la mort et le vivant du monde ». Ambivalence de la réminiscence : « le grand cornier de Cougoulet » n’existe plus, ses petits fruits non plus, mais grâce au « meuble bonnetière », l’ « arbre dans sa mort peut continuer pour de vrai / La couleur et quasiment le goût / Du passé ».
Du magnolia « De l’ancienne École Normale à Parthenay », peut-être disparu, à ceux « De la Louisiane à des endroits de la Sicile », l’individu naît et meurt de l’espèce, qui s’étend comme un feu. De même, celui qui parle, lit, écrit, peut se demander « Quel feu continue / De s’entretenir en brûlant des mots ? ». Où « Mourir est comme un mot vivant ». Après le potier Maria Montaya Martinez, du pueblo de San Ildefonso, d’autres « continuent / D’affirmer que la couleur noire est vivante ».
Ambivalence du concret et de l’abstrait. Dans la « souche d’arbre mort », le regard discerne « comme un signe de bois prenant forme ». Ainsi « le concret du présent se nourrit / De l’épure, réduite à rien, du passé ». Une souche d’encre ou de mots « Dit bien qu’écrire et dessiner / Sont des traces d’une abstraction continuée ». Toute figuration est tissu d’abstraction : il suffit de cacher « en partie le dessin » pour découvrir « taches et mouvements » qui « sont aussi la vérité de tes figures ». Monet « Quitte peu à peu l’apparence concrète de ses motifs / Pour l’énigme du mélange formes et couleurs qu’il y a / Dans ses dernières peintures du musée Jacquemard André ». Dessiner, peindre, écrire, aux prises avec les formes et couleurs de la matière, expose au « plaisir » ou à la « désespérance » de « mêler à du sens… du sens dont on se demande / S’il est encore du sens ».
À l’opposé de toute abstraction, fraîcheur du feuillage et « rouge des fleurs » d’une haie de grenadiers avivent « intensément comme un désir du buisson ». Le souvenir d’un aubépin rouge peut se taire, « Alors que je crois entendre le parfum qu’il y a / Dans le buisson fleuri des phrases de Proust ». Même si « Ni l’aspect des troncs ni le goût des fruits / S’en viennent dans ce que j’écris », la coupe des vers et l’arborescence de la syntaxe portent des mots qui ont un goût : « Tu mangeais peut-être ce mot myrobolan / Autant que le rouge un peu fade de ses fruits ».
Outre Monet, le poète cite Corot, ses arbres qui « sont beaucoup de feuillage / ce qui n’empêche pas / Qu’on y voit parfois du bois mort ». Et Soutine, ses arbres « comme écorchés par le vent » que la peinture « jette en gestes véhéments / En travers du temps d’après, en travers / De la parole éberluée du poème ». Segura ne cite ni peintre ni poète, mais quelle musique jouent ses dessins ? Celle, peut-être, entre Sainte Colombe et Marin Marais, de « Tous les matins du monde ». Sonate en trio : Sacré, Segura, deux baroques, et le lecteur, heureux mortel, à l’écoute des silences dans leur musique.