Les Étriers blancs de Pégase de Jean-Luc Peurot par François Huglo
Raoul Hausmann, Rémy Pénard et Pierre Courtaud se croisent dans l’essai libre d’allure et fragmenté dans sa forme de Jean-Luc Peurot. Mieux, ils forment constellation. Celle de Pégase, aussi appelée cheval ailé et grande croix, X qui inclurait l’Y de l’étoile Yed ? C’est très manuellement que Rémy Pénard travaille ces deux lettres, les lit et écrit dans et par le sécateur et la pince à linge. Comme le « woodada » qu’Hugo Ball voulait sauver, le dada qui « trotte dans sa tête » est un cheval de bois. Créée en 2002, l’association « le sous-bois (underwood) », dont le « Raoul Hausmann Fan Club » est partie intégrante, est aussi un atelier d’artiste. Ainsi, les 17 Woodpoems de Rémy Pénard se présentent comme « une relecture permanente du signe "Y" contenu dans les branches d’arbres. // Les soulignements poétiques sont de Pierre Courtaud. // Sur chaque exemplaire un "poème / bois" est tamponné. Le tampon a été détruit après la réalisation du 49e exemplaire. // Cet ouvrage a été assemblé à l’atelier "le sous-bois" à Limoges, en juin 2008 ».
« Le sous bois » désigne à la fois l’activité solitaire du « mail artist » et le réseau de ses correspondants. La solitude préserve et résiste. Peurot cite Montaigne : « Ce n’est pas un léger plaisir de se sentir préservé de la contagion d’un siècle si gâté ». Autrement dit, « au final, le dessein intime seul importe. Un tel dessein se limite à un emploi du temps préservé. Le temps préservé concentre et contraint le contenu journalier ». Ce sous-bois de temps intime est la zone de l’enfance préservée. « Un jeu de petit menuisier » offert à Noël sera, nous dit Rémy, « le détonateur de mes bricolages de bois à l’avenir ». Il se souvient aussi de la note de 6/10 obtenue à l’école primaire du Château d’Olonne pour un sécateur dessiné sur son cahier. Et des petits trésors accumulés au village de la Maisonnette : caisse en bois et pièces de monnaie percées, fourche en coudrier du lance-pierre, etc., qui préfigurent les archives futures. Autant d’activités « précaires » et « sérieuses » marquant le territoire d’un « temps sauvegardé ».
Cette solitude voyage. Rémy parle d’ « éveil par le timbre-poste » à une première culture : il découvre « les pays, l’histoire, les avions, les oiseaux, les papillons », comme dans un Larousse illustré. L’association de la peinture au timbre donnera en 1972 « l’art timbré » qui se traduit par « des envois postaux à des amis artistes ». Il a 22 ans quand il débarque à Limoges, en 1966, 22 ans après Raoul Hausmann. Il est embauché comme ouvrier spécialisé à la S.A.V.I.E.M. (véhicules industriels et d’équipements mécaniques) , qui deviendra R.V.I. (Renault Véhicules Industriels). L’un de ses contremaîtres appartient à un club photo de Limoges, où il rencontrera Raoul Hausmann et le poète sonore Henri Chopin, directeur de la revue-disque OU-cinquième saison (1963-1974) venu spécialement pour enregistrer en 1956, 1957 et 1966 Raoul Hausmann dans des poèmes de 1918, 1919, 1946 et 1947. En 1993, il est « invité à participer avec les américains de Post Fluxus au 30e anniversaire du club Dada, à Dallas ». Depuis 2003, il participe régulièrement à la Biennale de Venise.
De 1983 à 2001, l’amitié règne (comme on dirait d’un chène) entre Rémy et Pierre Courtaud, le « poète éditeur, ami des artistes », qui vit à La Souterraine, dans la Creuse. En témoignent les Petites sentences pour Rémy Pénard, écrites par Bertrand et Pierre Courtaud en 1996 : 55 fragments sur les lettres X et Y. Pour le 70e anniversaire de la mort de Raymond Roussel, Rémy lit sur sa tombe au Père Lachaise un texte de Pierre Courtaud intitulé L’ingénue des cryptes. Dix ans auparavant, Courtaud avait écrit un Tombeau de Raymond Roussel. En 2005, Rémy illustre Hibou dans la forêt de Pierre Courtaud, et en 2007 Une Méthode, du même, avec des photos de Vincent Schrive. En 2009, il « crée et joue d’un instrument en bois en hommage à la pièce Silence de John Cage », dont Pierre Courtaud publiera un petit livre en 2010 dans sa collection La main courante. Nouvel hommage sur la tombe du pataphysicien Raymond Roussel en 2010 : Rémy est décoré du « grand cordon de l’ordre du Delta » et devient membre du « club des incomparables ».
À l’âge où tout peut devenir jouet, c’est la mère de Rémy qui lui avait « appris à jouer avec des pinces à linge ». Et le sécateur, familier du « liber » du bois, l’est aussi des livres, chaque volume étant formé de « fragments » réunis comme le « fagot de bois qui résulte de la taille ». De 1980 à 1987, le Sécateur sera « une collection au service de la coordination et de la recherche pour une objectivité culturelle en province ». Rémy Pénard et Pierre Courtaud se retrouveront dans la revue Moteur de Recherche, dont chaque numéro associe un auteur et un illustrateur.
Stéphane Mallarmé, « un des ancêtres de l’art postal », qui met en relation « le format des enveloppes et la disposition d’un quatrain », libère « la correspondance ludique ». En 1962, Ray Johnson fonde à New York « le mail art, un musée sans mur » comme il l’écrit sur un tampon : « à la fois l’œuvre, le lien et le réseau ». En 1976, Rémy organise à Limoges la première exposition d’envois postaux. En 1978, 1979 et 1983, Doc(k)s consacre trois numéros au mail art. Dès 1946, Raoul Hausmann et Kurt Schwitters avaient écrit : « le monde a besoin de tendances nouvelles en poésure et peintrie ». Un cahier de « 18 fragments plastiques issus des archives et collections de Rémy Pénard » relève le défi. Suit une lettre à Raoul Hausmann, « peintre, dessinateur, photomonteur, poète visuel et concret, poète sonore, théoricien, prosateur, technicien, auteur de manifestes, animateur de revue, danseur et performeur, historien ».
Jean-Luc Peurot jongle volontiers avec le tarot, l’alchimie, l’astrologie, les réductions théosophiques. Il estime que « la notion de hasard ne repose que sur notre ignorance du mécanisme des causes », que « le nombre règle la destinée ». La correspondance du « mail artist » progresse-t-elle dans la « forêt de symboles », toute bruissante de sens, des Correspondances baudelairiennes ? Quel rapport avec le « woodada » de Ball ? Insérons ici deux répliques citées par Jean-François Bory dans le chapitre Raoul Hausmann de son livre Tels qu’en eux-mêmes. Hausmann à Berlin : « Le Dadaïste aime le non-sens parce qu’il hait la sottise ». Schwitters à Hanovre : « Je pèse le sens et le non-sens, je préfère le non-sens, mais c’est affaire personnelle ».