Les transitions narratives de Daniel Van de Velde par François Huglo

Les Parutions

04 mai
2018

Les transitions narratives de Daniel Van de Velde par François Huglo

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Ce ne sont pas les rêveries d’un promeneur solitaire, mais des pages d’un cahier de bord tout imprégné de la réalité rugueuse qu’il étreint. « On va, traversé par ce qui vous entoure et vous fragmente ». Daniel Van de Velde segmente des troncs, les suspend, les libère de la verticalité, de la transcendance de l’axe et de l’arche, les rend au clinamen sans début ni fin, les accorde à un site où chacune de leurs coupes rayonne autour d’un vide. Quelques photographies de ces sculptures où cet accord fait œuvre précèdent des textes eux-mêmes rayonnants et concentriques. Alternent la régularité d’un décompte non humain, de « En 1564, j’aurai 1 an » à « En 2364, j’aurai 400 ans », par tranches de dix ans, et les textes où un homme rend perceptible par d’autres hommes un rapport à un environnement immédiat qui le rend indiscernable de tout ce qu’il perçoit. Co-fondateur de la revue nuire, Daniel Van de Velde est un poète visuel, élémentaire, expérimental. Il nous branche ici sur une expérimentation de lui-même et de l’élémentaire, en un livre sans bavardage. Silencieux ? Peut-être, mais sans majuscule ni transcendance. Absorbant, diffusant, le silence tel que l’entend John Cage : « l’ensemble des sons indéterminés ».

 

Les « transitions narratives » ne s’attachent pas à un récit mais à « de rares instants » d’éveil : d’ouverture, de dépossession, d’étonnement. « De l’intelligence, je n’avais plus que quelques effluves cérébraux comme si j’avais pu, en de brefs instants, m’endormir hors du temps pour me réveiller, étonné d’être là ». Si ce livre s’apparente à une composition musicale, ce n’est pas par une ligne mélodique installant une durée, mais par des retours en boucle : décompte d’années dans un tronc d’arbre, ou refrain : « Je vis pour que quelque chose en moi ne soit plus ma propre trace. Celle-ci vacille. Je vis pour que l’oubli redevienne la flamme d’une bougie ».

 

Marcher, pour un homme qui n’a « pas d’horizons, juste une distance », parmi « des plots, poteaux qui ne s’encombrent de rien, que rien n’encombre, parsemés », c’est lever « le voile de la gravité », jouir « de l’indifférence de l’univers » et « de s’inscrire dans de l’insignifiance ». Franchir « la peur, garde-fou de ce que l’esprit est trop ludique. Trop violemment ludique. On ne sait pas ce que l’on va chercher mais cela nourrit, amplement nourrit. N’être redevable que de cela. S’en approcher, s’en éloigner ». Parvenir au point où « prendre pied, perdre corps ». Dire « qu’il y a tous les mondes plus le nôtre. Désarmé, transitoire ». Que « c’est le trouble des hommes d’être des hommes ».

 

Le voile de la gravité se lève sur le vide : « à mesure où l’on comprend que le réel féconde sa propre réalité », on « se saisit habité par des trous », héritier « d’un afflux dont seule la marche rééquilibre la surabondance ». Mais « aucun lieu ne s’érige ». L’enfance d’un « gosse vieille France » écume « en de multiples embardées », par des « villages refaçonnés », des « lieux-dits en constante déperdition », percevant « derrière une voie lactée, une provision de voies lactées ». Avec les phares, les enseignes, les lampadaires, les étoiles dansent « pour un univers en augmentation constante ». Autre temps, autre marche, autre rythme « d’une poutrelle de bois sous les rails à une autre poutrelle ». Toujours « la tachycardie tellurique des résonances du sol » dans une existence. Et ce désir : « En chaque lieu, achever ce lieu ». Mais « j’habite pas. C’est des lieux, des coins, des nœuds. Du pas construit, de l’encore pas construit. Cela mobilise l’endroit, une vie, la dé-maison ». Parmi « tant de ramifications, d’espaces ouverts » où les plantes « essaiment des registres de datation, d’implantation, de disparition aussi ». Parmi « des lignes de pluie, des averses, des lignes de bruit aussi, des routes ». Plongé dans « le murmure du monde, des rumeurs de mondes : modulations de fréquences ».

 

Une femme rencontre, reconnaît et retrouve en lui un « homme d’une densité organique, volcanique, homme errant, homme aligné en une suite minérale, arborescente ou éolienne selon les heures et les humeurs ». Devenue la narratrice, elle dit « nous », le « je » s’est envolé : « Nous nous nourrissions l’un de l’autre et de tout ce qui nous environnait. Tout en toi était magnétique, un je volatilisé, ailes de geai, de corneille, de choucas, ailes sans voix, des trajectoires atmosphériques ».

 

Lire, c’est relier, tisser des réseaux : entre Daniel Van de Velde et Reclus, Thoreau, Henri Chopin entre mer et vent, Julien Blaine homme du « peuple qui manque » et nomade de l’inappropriable, Giordano Bruno ouvrant l’esprit à la pluralité des mondes. Lire, c’est aussi, écrivait Bachelard, se faire « seul, profondément seul, avec la solitude d’un autre », dans le vacillement de la flamme d’une chandelle. Entre trace et oubli, ajouterait Daniel Van de Velde.

 

 

 

 

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