Les trimardeurs de Yolande Liviani par François Huglo
On en parle, on en parle… et si les migrants parlaient d’eux-mêmes ? Cela arrive, c’est arrivé. Migrants ou « en transit » entre prolétariat et lumpen avec trajets dans les deux sens, errants, sans-papiers donc sans droits, corvéables à merci, asociaux, chômeurs, détenus, « déclassés ». Ils n’ont pas parlé en l’air mais en actes, dans la lutte et dans la fête. Le récit de leur précaire épopée, pépite d’une histoire occultée, commence, ici, en 1970, autour d’une tasse de café entre voisins, dans un foyer (traduire : une garderie) Ozanam, à Échirolles, au sud de Grenoble. Le refus, partagé, du paternalisme autoritaire, gagne le foyer Sonacotra d’en face. La narratrice est la meneuse elle-même, « brebis galeuse » ou fragile héroïne, et son récit a été publié pour la première fois en 1980 par les éditions Syros, dans la collection « à la première personne ». Il n’a rien perdu de son actualité, au contraire, et l’éditeur indépendant La courte échelle / éditions transit, séduit par « la qualité et la pertinence de l’écriture », a décidé de le rééditer, accompagné d’une préface et d’un dessin de couverture de Frédérique Guétat-Liviani, fille de Yolande, qui a vécu « à hauteur d’enfant » cette « révolution minuscule » et expérimentale.
Seule, à la rue avec son dernier enfant, Yolande est reçue « comme un colis » par la directrice du centre. Son père, qui avait combattu le fascisme en Italie, croyait être « accueilli par un peuple parent ». Mais « un immigré sera-t-il jamais accueilli » ? Le fils aîné a disparu, un accident a fracassé le second, une fille est partie, à dix-sept ans, « vivre ce qu’elle croit être sa libération, dans l’antre de la gauche prolétarienne, l’antre des chefs, à la table des chefs ». Yolande a adhéré au P.S.U., « séduite par son activisme et son efficacité pendant ces deux dernières années (…) Sans cette odeur de soufre et de caveau que répandent autour d’eux les groupes maoïstes qui me fascinent davantage, mais me déconcertent par leur froideur, leur rigidité cadavérique d’intellectuels suicidaires ». Yolande leur oppose un libertaire « vivre et qu’on nous foute la paix », rétif aux « vous n’aviez qu’à » de l’assistante sociale ou du sociologue, et à l’encadrement d’Ozanam qui « baigne dans la religiosité, l’eau bénite, les incantations purificatrices », prêche « la discipline, la pauvreté acceptée docilement ». L’aide sociale est une aumône humiliante, quand elle sépare l’indispensable du superflu : « Ils nous empêchent de crever ; ils n’ont pas envie de nous voir vivre ».
Comment des chômeurs, malades, détenus en semi-liberté, peuvent-ils payer les cautions et loyers sans que les retards s’accumulent ? Les brimades, violations quotidiennes de domicile, précèdent les menaces et ordres d’expulsion. Les locataires s’organisent, s’appuient sur un comité de soutien : « quelques militants du P.S.U., et des gauchistes de toute obédience ». La presse s’en mêle : Tout, le Nouvel Observateur, le Monde, la Cause du Peuple, Tribune Socialiste, et un journal de quartier. En un an, les locataires obtiennent la baisse des loyers, le droit de réunion, le droit de visites, et le relais ressemble « de plus en plus à une maison familiale ». Apparaissent les « idoles vivantes » de Yolande, « De La Roche et Labile drapés de kaki, casqués de plastique, bardés d’appareils photos, de magnétophones, de sacoches redoutables, redoutables guérilleros urbains dont la terrifiante panoplie n’a d’égal que leur terrible culot ». Mais quand apparaissent ces militants rompus « à l’exercice intellectuel, à l’analyse, à la dialectique, à l’éloquence, sûrs de leurs arrières, sûrs de leurs ancêtres », Yolande « n’existe plus ». Peu à peu, elle ose « juger ceux qui, au nom du peuple qu’ils méconnaissent le plus souvent, vident de leur substance les individus les plus honnêtes, les plus déterminés, les dépersonnalisent et les castrent. Peuple, que de fois a-t-on causé en ton nom, à ta place ! ».
Les locataires d’Ozanam et leurs amis de Sonacotra où « les Algériens sont de plus en plus culpabilisés, de plus en plus persécutés », ont bien mérité leur fête. Elle tient chaud, mais chacun reste seul dans sa peau. « Entre les embuscades, les échauffourées subies au Maghreb après que son père y fut tué, et son exil en France pour gagner le mandat qui aidera sa mère à élever les dix frères et sœurs, entre la terre natale et la terre de survie, entre la sécheresse et la sécheresse », Ahmed « a-t-il vécu ? ». Pour le centenaire de la Commune, Yolande propose une affiche, une soirée-discussion. « Les Maghrébins la découvraient pour la plupart, sauf quelques-uns d’entre eux à peine instruits de notre histoire de France, les Français en avaient plus ou moins entendu parler. Mais les Espagnols, eux, connaissaient mieux que nous l’héroïque insurrection et la semaine sanglante ». À la Maison de la culture, le théâtre de l’Est parisien joue l’Opéra de quat’sous : « plaisir de découvrir à tâtons la multitude de nos facultés en friche » ! Le comité des locataires obtient de l’association Ozanam le versement d’un budget loisir, projette le film Guernica, Yolande dessine une affiche à partir d’une couverture de Charlie-hebdo sur le thème de l’auto-défense, « la graine qui fait éclore les milices de quartiers, le fascisme qui rôde, déguisé en sécurité, la violence des majorités silencieuses, la guerre quoi… qui se nourrit, croît, et surgit de la peur, de la division, de l’imbécillité ».
Les « amis gauchistes » sont arrêtés « à l’issue d’une manifestation de soutien à la cause palestinienne ». Quelques locataires se satisfont des victoires obtenues, d’autres sont relogés en HLM, d’autres arrivent, il faut leur conter « l’épopée ». La plupart ont pour seule perspective le travail temporaire, le travail au noir, les « travaux de manœuvres, de femmes de ménage ». Quand Yolande, à son tour quitte le foyer, elle considère Ozanam comme « l’élément pédagogique le plus solide » dans l’éducation qu’elle aura donnée à sa fille.