Les Yeux fermés de Federigo Tozzi par René Noël
Voies de l'obscur
Federigo Tozzi * - Sienne, 1er janvier 1883, Rome, 21 mars 1920 - aidé par Luigi Pirandello, a à peine le temps de se faire connaître par ses écrits publiés dans les journaux et de faire paraître son roman qu'il rejoint les météores Van Gogh, Rimbaud, Maïakovski..., tous ceux qui sont morts eux aussi à 37 ans.
La trame du livre de Federigo Tozzi prétexte du passage d'une société campagnarde et clanique (où il n'y a pas à proprement parler de sacrifice conscient de l'individu absorbé et déterminé par les classes sociales, les usages, les lois tacites, les traditions, les héritages et leurs transmissions, de Toscane, de Sienne et de ses environs où se situe son roman) à la constitution d'une société citadine. Cette transition favorise l'émergence de nouvelles formes touchant tous les genres littéraires.
Si Federigo Tozzi a lui-même été torturé ainsi que le traducteur l'écrit dans sa présentation de l'auteur et de l'œuvre, placé à l'égal de ces si nombreux campagnards - que celui qui prétend n'avoir aucun lien de près ou de loin avec un Combray ou un Méséglise, les hameaux et les champs et les névroses inhérentes à la vie des familles, des Atrides d'Eschyle et de la Terre de Zola, des patients viennois de Freud aux personnages d'Ingmar Bergman, de Claude Chabrol, de Nuri Bilge Ceylan..., lève le doigt ! - placé lui-même sur cette ligne de faille de l'exode rural que des millions d'hommes européens de cette époque portent en eux, il ne réduit cependant pas l'art à la reproduction d'un vécu, au témoignage, au naturalisme, mais crée le roman moderne de l'Italie qui inspirera autant les œuvres inimitables d'Alberto Moravia que de Giorgio Manganelli, délivrant le roman de ses attaches classiques et notamment des Fiancés d'Alessandro Manzoni, œuvre fondatrice de la littérature italienne du 19ème siècle.
Si Les yeux fermés a bien pour motif une éducation sentimentale, Fedirigo Tozzi l'écrit sous forme de courts chapitres, inventant une écriture fragmentaire. La continuité, la cohérence du roman, ne se concrétisent cependant pas par une discontinuité attendue, symétrique qui serait faite d'allers et retours entre différentes époques, mais par un saut qualitatif. A la prose qui décrit les apparences, le romancier substitue des descriptions de l'invisible, de l'indicible tout à coup proches, vivant au cœur des actions les plus banales ; il image un monde de poésie qui ne sublime pas, n'est pas exotique, mais propose des vues opposables à l'ordre immuable des relations humaines et des rapports de l'homme avec les espèces animales, végétales, à la nature, dont nous sommes membres à part entière.
Federigo Tozzi réalise qu'il ne s'agit donc plus de s'évader du réel ou de le traduire en une réalité magique, mais d'exposer concrètement ses liaisons. La littérature n'est pas plus un conservatoire de mémoire qu'une compensation éphémère qui ne servirait qu'à perpétuer l'ordre ancestral et à tenir pour acquis les rapports de servitudes. Critère manifeste - ni utile, ni inutile - et réalité qui participe de la transformation du monde, la littérature cesse alors d'être viatique secondaire.
Peut-être n'est- il pas tant besoin d'ouvrir les yeux, car qui pourrait censément échapper à son propre aveuglement par ses seuls moyens ? mais de laisser la cécité opérer, de les fermer plus hermétiquement afin de laisser l'obscur et ses voies nous parler, semble nous suggérer Federigo Tozzi. Ainsi la curiosité changerait-elle de camp, la clarté pourrait-elle venir d'énergies extérieures, naturelles, que nos volontarismes étroits récusent irrationnellement et absolument. C'est en tout cas le constat du lecteur qui lit ces moments, sinon épiphaniques, tout à fait logiques et constants, d'une poésie qui accumule les preuves en détectant et livrant, peut-être autant à celui qui écrit qu'à ses lecteurs, les états mentaux et les états physiques des objets du monde imperceptibles et inattendus, sans qu'à aucun moment l'exceptionnel ou le miracle ne soient invoqués ou convoqués.
* Philippe Di Meo a traduit du même auteur, Les bêtes, Corti, 2012, constitué de 68 fragments d'une simple phrase dont le seul point commun est l'irruption soudaine d'un animal dans le corps de la narration