Lignes 72 Ce qui vient… par François Huglo

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05 avril
2024

Lignes 72 Ce qui vient… par François Huglo

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Lignes 72 Ce qui vient…

 

 

            Un « éternel retour » n’est jamais celui du même. Le point de vue a changé, et change tout.  Ainsi peut-on relire l’ultime numéro de Lignes à partir de ses dernières pages : « De la dé-pensée », entretien de Michel Surya et Alphonse Clarou, précédé de « Lignes de résistance » de Jacob Rogozinski. Ou, aussi rétroactivement, depuis ce numéro, (re)lire d’autres, produits par ce « collectif intellectuel, esthétique et politique de formes diverses et variables mais souveraines », actif de 1987 à 2023. Michel Surya rappelle quelques titres : « Éloge de l’irréligion », « Non pas : voter pour qui, mais pourquoi voter ? », « Migrance contre frontières », et « Penser Sade », autrement dit « sans faillir faire valoir le principe » de l’ « entière » liberté. « Sade pour modèle. Rushdie pour exemple vivant ». Autre modèle, faisant « une part égale à la littérature, à la philosophie » : les Temps modernes « de l’immédiat après-guerre », avec au sommaire du n°25 Sarraute, Blanchot, Duras, Leduc, Benjamin, et des 15 premiers numéros Genet, Ponge, Leiris, Frénaud, Vian, Cayrol, Pichette, Beckett, Vittorini, etc. « Penser Sade » fut aussi « penser Nietzsche (un autre Nietzsche, titre de Nancy), penser Bataille (avec et face à Sartre) (…), penser Pasolini, penser Guyotat, penser Godard, etc. ». Jacob Rogozinski constate que, contrairement à Breton, Debord ou Sollers, Lignes a réussi « à éviter la dramaturgie dérisoire de la dénonciation, de l’exclusion et de l’excommunication ». Son « S terminal » refuse la « Ligne unique » du Maître, et le mythe de la révolution, « la tentation mythique collective » étant « toujours et partout une terreur » comme l’affirme, cité par Rogozinski, l’un des deux « personnages conceptuels » du roman de Surya Le Monde des amants. Défiant tout messianisme, « ce qui vient n’arrive jamais que contre toute attente », et « la communauté des amants » est, selon Bataille, « la communauté de ceux qui n’ont pas de communauté ».

 

            À Étienne Balibar, « Ce qui vient : le pire, sans recours ? » (trois catastrophes : environnementale, état de guerre généralisé, révolution numérique), Bertrand Ogilvie oppose la nécessité d’apprendre à « travailler sans perspective » et les gestes de l’ « agir » détachés des modalités du « faire ». Enzo Traverso cite Gramsci : « on ne peut prévoir que la lutte ». Pour Suzanna Lindberg, « la politique contemporaine devrait être essentiellement planétaire ». Gérard Bensussan cite Proust : il faut « que les êtres meurent et que nous-mêmes mourions » pour que pousse « l’herbe drue des œuvres fécondes ». Les auteurs de Lignes se souviennent des déjeuners que, jeunes, ils prirent sur cette herbe. Pour Christiane Vollaitre, « ce qui compte en politique » est « une cosmopolitique inversant les subalternités », et « une internationale de l’activisme migrant ». Jean-Philippe Milet voit venir « la contre-révolution française », dont la bataille « n’est pas décidée d’avance ». Encore faut-il « la livrer » contre elle. Sophie Wahnich rappelle que pour Sartre « on n’avait jamais été aussi libres que sous l’Occupation » : une « nouvelle liberté », parfois effrayante, car elle exige « plus de responsabilité » : « un nouveau courage ». Philippe Corcuff évoque « l’ami Charb » mais parle d’ « islamophobie », terme que Charb dénonçait comme une « escroquerie ». Comme quoi, oui, « la gauche est en miettes, idéologiquement embrouillée et organisationnellement affaiblie ».

 

            Robert Harvey relit André Gorz : Misères du présent, richesse du possible et « La sortie du capitalisme a déjà commencé ». Mathilde Girard rappelle la division de la revue « entre Rancière, Badiou, d’un côté plus ou moins ; Brossat et Déotte ; Derrida, Nancy, Lacoue, de l’autre ». Jacques Bru voit le « fin fond de la gauche » se précipiter « à droite » et le « tout bout de la droite » déferler « sur la gauche ». Pour Nicole Abravanel, « la pensée de gauche » reste « engluée dans un référent évolutionniste alors que la pensée scientifique et critique s’en est émancipée ». Frédéric Neyrat se livre à un « exercice de théorie-fiction » sur « le fascisme atmosphérique ».

 

            Georges Didi-Huberman cite Walter Benjamin allant chercher l’image capable d’allumer pour le présent « la mèche de l’explosif qui est enfoui dans l’Autrefois », et Miguel Abensour pour qui « désir de liberté » et « désir d’utopie » sont mus par « la même imagination politique ». Philippe Beck relit « L’Étrange défaite de Marc Bloch, écrit de juillet à septembre 1940 », sans oublier que « ce qui a eu lieu a déjà lieu autrement ». Un poème de Louis Zukofsky mène Philippe Bianchon de Marx à Spinoza, en un « feu d’amour mettant fin aux offenses ». Cécile Canut, « depuis le quartier tsigane de Nadezhda à Sliven, en Bulgarie », perçoit « ce qui contrevient » dans « l’extrême violence » de l’image de migrantes (une mère et sa fllle) mortes de soif dans le désert suite à une rafle en Tunisie, et dans « le statut de surnuméraire » qu’une partie de l’humanité assigne à une autre. Pour Jérôme Lèbre, la « seule différence qui reste », celle « de l’occidentalisme et de l’anti-occidentalisme », ne veut « absolument rien dire ». André Hirt ouvre « les yeux du présent » sur « les clichés d’une gauche qui a perdu sa boussole, embourbée dans ses dogmatismes compulsifs et ses vieilles lunes ». Il oppose au cercle du mythe la ligne « sans commencement ni fin, ouverte infiniment », et comme l’écrivait Benjamin, le « moment critique, périlleux, qui est au fond de toute lecture ». Véronique Bergen offre à Michel Surya un dialogue entre Saint-Just et Lucile Desmoulins, fragment d’une fiction inédite. Lambert Clet oppose au « romantisme révolutionnaire » les « aspects concrets, ou "techniques", de la vie matérielle ».

 

            De même que, pour Adrian May, Lignes, « héritière de 68 », a toujours été « l’une des voix discordantes s’élevant contre le consensus libéral des années 80 », Christian Prigent voit dans la « conformité hygiénique à des prescriptions morales ou civiques », degré zéro du « thermomètre Rimbaud » imaginé par Picabia, un effet « de la réaction qui ne cesse d’aggraver les conséquences de la Restauration des années 1980 », et pointe dans « l’enthousiasme éco-poétique » un rêve « de médiation sans médiation », proie « des médiations les plus conventionnelles (mièvrerie sentimentale, pathos de l’"authentique", idéalisation du "naturel"(…) troc d’opinions en boucle dans les réseaux )».

 

            Comme le découvre Boyan Manchev dans son titre « Le Navire à venir », Avenir est l’anagramme de Navire, celui qu’un collectif, autour de Sébastion Thiéry, collaborateur des actions de PEROU, s’engage à faire reconnaître par l’UNESCO comme témoin transmis par des marins sauveteurs « aux générations futures qui seront confrontées au centuple aux mouvements migratoires et à de telles situations de péril sur toutes les mers du monde  ». Boyan Manchev dédiait son texte aux « argonautes de Lignes ». À bord de ce numéro, citons aussi François-David Sebbah : « Quelques mots pour terminer, pour commencer », Pierre-Damien Huyghe : « Un nouveau genre de colonie », Martin Crowley : « Après l’ignorance », Marc Nichanian : « Elle est ce qui vient », Alain Hobé : « Ce qui vient vient », Yves Dupeux : « L’imminence de ce qui vient, politiquement », Stéphane Massonet : « Ce qui vient entre les lignes… », Alain Jugnon : « Vogelfrei ou Nietzsche, mon prochain », Claude Calame : « Le rejet des personnes contraintes à l’exil qui viennent à nous : un déni d’humanité », Emmanuel Laugier : « Senza vergogna », Alphonse Clarou : « L’écriture du communisme, vie & roman de Dionys Mascolo ». Lignes : sillages de pirates. Guerre aux galères politiques, intellectuelles et esthétiques, de l’opinion !

 

 
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