Luba Jurgenson, Le semeur d'yeux par René Noël
Géométrie moderne
Le manifeste de Khroutchenykh et Khlebnikov est écrit au cours de la dernière année du calendrier humain - l'année 1913. Ensuite, commence le " véritable XXème siècle " (c'est à dire la guerre de 1914, selon l'expression d'Akhmatova) et la Russie disparaît - pour toujours rappelle pour nous lecteurs, Luba Jurgenson. Varlam Chalamov étudiant à Moscou écrit dans Les années vingt - publié à Moscou avec des coupures en 1987 dans deux numéros de la revue Iounost - la nuit moscovite, celle qu'Ossip Mandelstam décrit dans Le bruit du temps, qui l'absorbe. Tout entier dans ces soirées où les poètes récitent leurs vers en public au théâtre. Au cours de l'une d'entre elles, il écoute ébloui Boris Pasternak, réussit plusieurs décennies après à lui écrire à la fin de sa double détention arbitraire - ici, il n'y a que des innocents, et tout le monde le sait -, va chercher la lettre que celui-ci lui expédie en réponse à la sienne, une traversée de plus de mille kilomètres dans le froid, la neige sibériens, épisode des Récits de la Kolyma analysé par Luba Jurgenson, et ira lui parler à peine sorti des griffes d'acier de ses geôliers.
Le poète n'a pas de carrière. Le poète a un destin. La poésie est le brise-glace de la prose, de l'histoire, pressent le jeune Chalamov : sur mon coffre, où il dort chez ses parents, à l'université, partout je me suis senti à l'étroit écrit-il dans Vichéra. Mais de quoi parle-t-il ? il l'ignore, sans doute se veut-il, enfant, avide de justice, inspiré par son frère aîné qui a tout du hâbleur russe, chasseur et beau parleur, Varlam Chalamov déjà avide de livres, ayant ce don photographique, capable de lire une vingtaine de lignes d'un seul coup d'œil, doté d'une mémoire exceptionnelle qui évoque celles des écrivains, à la Kolyma, convoqués par les truands pour leur réciter des romans classiques russes sus par cœur. Chalamov aime aussi Alexeï Kroutchenykh, ce fou, ce filou de la littérature dépourvu de talent, auteur du poème, Dar-boul-chtil / Oubechtchour / Skoum / Vou-bie-ser / RLEZ [...] Chalamov connaît personnellement Kroutchenykh et a de lui la plus haute opinion. rapporte l'agent du KGB chargé de le surveiller (21 juin 1956), l'auteur des récits de la Kolyma précisant que les sons et les volumes, les ondes des mots sont primordiaux, initient ses vers et ses phrases dès l'instant où il les observe, si je vois un téléphone, je l'entends sonner, si il est dans la nuit, je ne l'entends pas.
Haleurs, hâbleurs, du Bateau ivre à l'Oberiou - l'association pour un art réel de Bakhterev, Drouskine, Harms, Lipavski, Oleinikov, Vaguinov, Vvedenski, Zabolotski - si il y a encore, jusqu'en 1937, de la marge entre les censures, les interdits naissants et les disputes acharnées entre poètes, écrivains, théoriciens, pour écrire des poèmes et toute une attention portée sur la construction des mots à travers leurs sonorités et leurs rimes, nombre d'artistes sont fusillés, arrêtés, affamés. Chalamov, de la prison des Boutyrki à Moscou où il se sent vivant, une école de la vie sans pareille écrit-il après sa première arrestation en 1929 pour diffusion du testament de Lénine, à Vichéra, et plus tard, arrêté une seconde fois en 1937, à la Kolyma, se demande, après dix-sept ans de camps, quand ai-je passé la ligne, celle qui sépare celui qui a les moyens physiques d'endurer les lois du camp (du travail de forçat conçu par Berzine, ingénieur - là sont les limites de Rimbaud, fils de son époque, qui trouve dans la figure de l'ingénieur le génie des temps futurs seul capable de transformer l'essai de la logique du poète et de la Commune de Paris écrasés -, concepteur des camps de travail de Sibérie) à cet autre au corps tronqué ? Khlebnikov lui a été proche avant que Pouchkine le devienne (p. 83) remarque Luba Jurgenson à propos du parcours littéraire de Chalamov qui quant à lui ne coupe pas les mots, à l'exception du " enco... tronqué, qui marque le début de la Grande Terreur à la Kolyma.
Pour Chalamov, le témoin n'est pas Orphée, mais Pluton. La figure de la Gorgone est dépassée. Les morts vivent non l'Hadès, mais pellettent, leurs membres, leurs mains deviennent outils de leurs instruments de travail dans le froid seize heures par jour parfois et jusqu'à par moins soixante degrés, la faim, le gel constants et le manque cruel de sommeil, établissent la norme du corps remplissant la norme du plan. L'éveil à la vie décrit dans les Récits de la Kolyma, bien loin de l'agonie romantique du prince André de Guerre et paix de Léon Tolstoï, n'en est que plus vif aux yeux du lecteur, Le topographe sur la crête / Remue les étoiles nocturnes. / Du haut des buttes taciturnes / La terre est une autre planète. / Il met en cage chaque pic, / Capture l'étendue rebelle / De son filet géographique, des parallèles. [...] Et il débouche vers la source / Où prend naissance la rivière, / Afin qu'elle porte vers la mer / Mes vers en sa rapide course (1949), les strophes étaient chancelantes, les lettres ne prenaient pas toujours place de manière sûre dans les lignes, mais le sentiment que la force poétique, la capacité de faire des vers m'était revenue remplissait ma vie d'une immense joie.
Luba Jurgenson fait entendre combien la poésie de Varlam Chamalov est la voix de la nature, des étoiles, de la voix lactée qui s'adresse à l'homme, à son humanité, expression et langue des autres formes de vie qui ne voient pas les hommes séparés d'elles. La modernité de son art naît des énergies, des mondes respectifs de la poésie et de la prose, intègres, entiers, qui, dès lors qu'ils sont considérés respectivement pour eux-mêmes, dialoguent, fracturent le temps linéaire, créent des formes discontinues et dialogiques. Les rimes, à l'exemple de Mandelstam dont toute l'œuvre poétique est rimée, traduites en prose, créent des analogies, des répétitions, des décalages, des ferments et des traits aussi nets que les constellations stellaires ou que les figurations cubistes à étudier, lire et relire, tant les systèmes de variations, de répétitions, de miroirs, de distribution de l'espace-temps, sont subtils et poétiques, d'une façon aiguë dans chaque portion de prose de sa main.
La géométrie, l'art de Chalamov - celui qui inspire Aïgui durant une quinzaine d'années et plus, vous même êtes déjà visité par quelque chose qui ressemble à l'embrasement, écrit-il dans le poème DEGRÉ DE STABILITÉ qu'il lui dédie après une rencontre inoubliable à ses yeux au cours de laquelle Chalamov lit un récit dans une soirée dans un appartement, face à un auditoire stupéfait et conquis, ses mains dès qu'il a vérifié de ses yeux notre attention sont devenues agiles, belles, séductrices dans leurs mouvements d'accompagnement de sa lecture, ajoute Aïgui - consiste à transcrire les déplacements provoqués en l'humain, au sein de ses chronologies intimes, par la poésie, langues des espèces naturelles scrutant l'homme, la poésie devenue main du prosateur dont les largeurs de vue, considérables à l'image de l'infini sibérien, jugent et condamnent l'inertie au mouvement perpétuel. Peu a été dit ici du livre de Luba Jurgenson riche d'aspects précieux pour ceux qui tiennent autant la personne que les écrits * de Varlam Chalamov, ami de la vie, en admiration.
* Varlam Chalamov, Souvenirs de la Kolyma, Verdier, paru récemment