Mission à Bruxelles de Francis Carpentier par François Huglo
Les narrateurs se répartissent entre mathématiciens et chineurs. Les premiers, Sir Arthur Conan Doyle en tête, se (et nous) dirigent d’un point A à un point B avec, comme en algèbre, tout un système de parenthèses qui s’ouvrent et se ferment, imitant la structure de l’oignon. Le titre de Balzac Une ténébreuse affaire dit bien à quel danger nous exposent les seconds : difficile de savoir où on en est, on s’y perd, mais on s’y sent bien car on y trouve à boire et à manger, à voir et à songer. Les premiers sont familiers du polar, les seconds du fantastique, domaine de prédilection des éditions malpertuis. Et le titre de la collection, « brouillards », convient parfaitement à l’incipit de la nouvelle éponyme : « Mon petit doigt qui a du nez me disait de ne pas mettre les pieds dans cet imbroglio, mais avec cette chef sur le dos je n’avais pas la main alors j’ai foncé. Après tout une mission c’est une mission, un fonctionnaire n’a pas d’autre richesse ». Jonglerie anatomico-langagière à part, nous voilà embarqués dans un absurde kafkaïen ou gogolien, mais déguisé en épisode des « agents très spéciaux ». Le fantastique, on l’a compris, sera ici humoristique, fantaisiste et parodique. Nous n’apprendrons rien sur la mission, l’agent très spécial non plus, mais nous visiterons Bruxelles dans le brouillard confiné d’estaminets, de pensions de famille, restaurants, boîtes de nuit, où les vapeurs de bière (abbaye de Westmalle, Blanche de Bruges, Chimay, lambic accompagnant une tartine cannibale) diffusent des atmosphères dignes des films d’André Delvaux.
Le dessin de couverture, signé Bastien Bertine, renvoie plutôt à la BD, et il n’a pas tort, le père du narrateur ayant forgé « sa vision de l’au-delà du village natal » en lisant le journal de Spirou qui, pour « sa jeune imagination », fit de Bruxelles « une cité idéale ». Il n’a donc jamais voulu visiter l’Atomium, car il craignait d’être déçu : « Comprenez-moi, nous dit-il, lorsque j’ai découvert la tour Eiffel en revenant de l’enterrement du cousin Robert, je l’ai trouvée beaucoup moins bien que dans les Histoires de l’Oncle Paul ». On pense aussi à Hergé quand un personnage « parle petit nègre », mais c’est un plombier polonais.
Le titre de la deuxième nouvelle, « Peplum-pudding », est justifié par la référence au roman de Mark Twain A Connecticut Yankee in King Arthur’s Court, « dont le héros, propulsé du XIXe siècle au Moyen-Âge, venait à bout d’une armée de chevaliers en armures en les emberlificotant dans une clôture électrique ». Le narrateur est ici transporté dans les sous-sols du cirque de Capoue, parmi les rescapés du massacre de Calabritto, et hélé : « Hé, Carpentarie », vocatif de carpentarius (conducteur de char gaulois) devenu patronyme par clin d’œil à et de l’auteur. Il construit « une barrière magnétique pour préserver l’armée des gladiateurs des assauts de celle des esclavagistes ». On y croise un Darcus Vador, une Falbala, mais le narrateur rappelle plutôt Arsène Lupin : « La serrure de la lourde porte (…) ne résista pas longtemps à l’aiguille de ma fibule et je pus me féliciter de n’avoir pas perdu la main en voyageant dans le temps. Il faut savoir en effet qu’au XXIe siècle, poussé par le besoin, j’avais été contraint de développer quelques petits talents indispensables à la pratique du cambriolage, à défaut de pouvoir vivre de ma plume dont les produits m’étaient systématiquement retournés par les éditeurs » (qui, en témoignait le cheveu collé sur la tranche de chaque manuscrit, selon une technique mise au point par Lucien de Rubempré dans Illusions perdues, ne les avaient pas même ouverts).
Dans « Réingénierie », l’ombre du narrateur devient tunnel donnant sur des chambres où l’accumulation d’objets somptueux et mités (revoilà le chineur balzacien !) fait songer à Marcel Béalu (celui du Jounal d’un mort, par exemple). Le labyrinthe se prolonge dans les « galeries brillamment éclairées » d’un paysage urbain où décors, costumes et comportements semblent mis en scène : spectacle familier, d’autant plus inquiétant.
« Arboricoliques » confronte un terrier, un arbre, la forêt tout entière, à des « maîtres qui n’existent que par (eux) » et « ne pourraient les anéantir sans disparaître à leur tour ». Revanche du monde sauvage et de « l’immanence de la forêt » ? Une saison en enfer alcoolique, avec ses « charognards incrustés dans (la) chair », ses démons « hybrides, à la fois hideux et fascinants », décrit bien l’ivresse et la damnation consuméristes. Mais, dit le monde sauvage qui menace le nôtre, « de jour en jour, nous poussons inexorablement nos racines et minons leurs fondations les plus solides ».
Il y a du Bove dans « La tour K » : « Il fallait un coupable. Il fallait que le bon sens dorme sur ses deux oreilles (…). Mais je ne l’ai pas poussé. C’est le soir-fou qui l’a tué (…). C’était une tour pour la mise en scène, la tour d’une seule nuit ». On se souvient du titre d’Emmanuel Bove, Le crime d’une nuit. Le rythme, haletant, fixe un vertige : cette nouvelle est particulièrement radiophonique. Mais « le rire de l’unijambiste », puis celui de collégiennes, « déchire la fixité ». Il y a du Buñuel dans la scabreuse ressemblance entre la tour et le « cou télescopique » de l’unijambiste. Et du manteau d’Arlequin dans l’assemblage de ces cinq nouvelles, diverses mais cousant solidement, chez Francis Carpentier, un poète à un romancier.