Mots de Philippe Jaffeux par François Huglo
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Un alphabet de 26 mots contient celui des lettres, qui le contient. Ce livre de Philippe Jaffeux contient ses autres livres, comme le microcosme contient le macrocosme, et de l’un à l’autre circulent des courants formant arborescences, réseaux, rhizomes. Ou comme la théorie, la pratique, se contiennent l’une l’autre. « (…) ces Mots ont été écrits avec l’intention de ne plus faire la distinction entre la théorie et la pratique ; entre le texte d’argumentation et celui de création » (Chaos). « L’alphabet tente de ranimer un dépassement de l’écriture ; des vocables, ou parfois des lettres, développent la structure deleuzienne d’un texte rhizomatique » (Style). Laissons le donc parler. Entrons dans la danse, où s’improvise « l’exercice d’un matérialisme enchanteur » (Expérimental). Où « l’alphabet essaye de dessiner un renversement de la nature dans la culture et réciproquement » (Nature). Lisons ces phrases comme on lit « l’eau, la terre, la neige ou le désert », comme on relève les « empreintes qui sont à l’origine de l’écriture », comme on accède par « les poésies spatiales et concrètes » à une « expérience effectuée à la surface de l’alphabet » (Lecture). « L’avant-garde, entendue comme une tentative de faire ce qui n’a jamais été fait », suscite l’ « adhésion à une joie qui consolide une radicalité iconoclaste et innovante » (Joie). Le « hasart » matérialise « l’innocence d’une forme informe » (Forme). Vocables vides, mots-serrures autant que mots-clés : « plus de mots justes mais juste des mots », pour le combat « d’un écrivain contre un analphabète et réciproquement » (Silence), avec « l’intelligence du corps » qui « sait tout ; il a appris à écrire avant nous » (Corps). Une « pensée punk », une « intransigeance situationniste », explorent « une dimension gigogne de l’écrit » (Alphabet, vingt-sixième Mot).
Premier Mot : Enfance. « Alphabet a été un moyen de désapprendre à écrire avec des lettres ; ce livre a aussi été une tentative de me rapprocher des gestes et des signes d’un enfant qui ne sait pas encore parler ni écrire ». Hasart : « Si j’écris, le plus souvent, pour trouver ce que je ne cherche ou n’attends pas c’est parce que cette expérience de la sérendipité étaye la fabrication de mes textes », à la manière de Pollock, du clinamen ou du coup de dés. Vide : « notions japonaises de "ma"(intervalle) et de "mu"(vide) », vide quantique « réservoir infini d’énergies et de potentialités », combinaison de trigrammes du Yi King « qui vident notre alphabet grâce à un appel inespéré des nombres ». Jeu « qui n’a pas d’autre fin que lui-même », et « irréductible à une culture du spectacle ». Spiritualité : énergie, éveil, lien avec le cosmos, « ouverture » et « rupture radicale qui s’opposent aux systèmes et aux dogmes religieux », aux « gourous », aux « mentors », aux « escrocs du New Age ». Image : « éblouissement qui révèle l’imperceptible et l’illisible » et « engendre la lettre », ainsi le « dessin de bœuf (l’Aleph) » est « la première lettre de notre alphabet abstrait ». Bizarrement, « l’image vient à bout du méprisable spectacle ambiant ». Parole : « à son apogée lorsqu’elle est comprise par l’alphabet ; je suis présent dans un monde ouvert sur un silence énigmatique et roboratif ». L’internet « dénature l’ascendant de la parole », les réseaux « soi-disant » sociaux « avilissent l’écriture jusqu’à la rendre insipide ». Numérique : « l’ordinateur déconnecté peut nous convier à l’abandon opportun d’une humanité domptée par des algorithmes corrompus ». Combiné au papier, le support numérique devient « un moyen de réhabiliter le livre ». Musique : « L’écriture appartient à la musique puisque cette dernière est la seule à pouvoir, à la fois, exprimer notre existence et nous en extraire ». Ce n’est qu’à partir d’elle « que les lettres peuvent dire le monde et qu’elles sont à l’unisson avec celui-ci ». Cinéma : « Les films repensent notre réalité ; celle-ci peut être perçue comme un continuel montage d’images et de sons ». Abstraction : elle « dépasse un visible empoisonné par l’information, la communication et le spectacle » par « le truchement d’un espace méditatif, anti-décoratif et opposé à toute forme d’esthétisme ». Rêve : il « fortifie une énergie optique qui instrumente des textes entretenus par d’inépuisables créations visuelles », et engendre un « style fondé sur des superpositions, des déformations et des condensations ». Culture : sa remise en cause « par la première (et la dernière ?) des avant-gardes, celle des futuristes, agit peut-être sur mes textes ». Une « joyeuse érudition » déstabilise « les discours pédants et abrutissants ». Absurde : « l’existence est sans doute absurde parce que la non-existence ne l’est pas ». Vide et hasart « raflent, avec brio, la dimension existentielle de l’absurde ». Le nonsense « magnifie une fusion du comique et du tragique ». Nombres : « Le nombre, par le truchement de la géométrie, transforme le texte en un objet, voire en un écrit littéral ». Mouvement : « La dualité entretient une complémentarité lumineuse et non plus des oppositions ». Une « dialectique dévastatrice » qui « débarrasse l’alphabet de l’emprise étouffante de la déduction ou de la démonstration » se réfère, « finalement, à un modèle d’équilibre » et tente « d’adhérer à une vérité nietzschéenne des apparences ».
Récapitulatif des livres antérieurs, Alphabet, Glissements, Entre, Courants, O L’AN /, Deux, 26 tours, ce dictionnaire cite quelques noms propres, phénomène assez rare chez Jaffeux pour être signalé : Bach, Kandinsky, Pollock, Cage, Mallarmé, Lewis Caroll, Michaux, Ionesco, Tchouang Tseu, Dubuffet, Thomas Pynchon. Mais dans Jaffeux il y a jeu, il y a feu.