n’étaient messieurs les bêtes de Laurent Fourcaut par François Huglo
Sonnets désobligeants
En couverture, les animaux malades de la peste humaine. Tous sacrifiés, tous boucs émissaires. En titre, Rabelais retourne le dicton « Si n’étaient messieurs les clercs [les gens d’église], nous vivrions comme bêtes ». Dedans, un journal en sonnets, sans ponctuation ni date, mais avec mention parfois du mois ou de la saison, souvent à travers la météo, et du lieu, avec le désir de mettre « au trottoir », pour « la déniaiser », l’écriture « qui montrait sa blanche langue ». À Paris comme sur la presqu’île du Cotentin (comme pour une opposition balzacienne entre scènes de la vie parisienne et scènes de la vie de province), ou ailleurs, le colloque (Apollinaire à Stavelot, en Belgique, en septembre 2018, ou sur la « démesure » à Gaffa, en Tunisie) donne sur le bistro. « C’est là », pense Laurent Fourcaut avec Simenon, « qu’on touche du doigt le vrai » : le refoulé, « gens que le marché a convertis en loques », ces « perclus niés » qui sur les ronds-points ont accédé « à la forme ». Le sonnet « Refoulé : le retour » commence par « Vous sortez du café marchez sur le trottoir », qui rime avec « aléatoir », « obligatoir » et « giratoir », l’e muet coupé tombant sur le début du vers suivant comme pour inscrire la mutilation, le manque, la précarité du « monde muet » qui, écrivait Ponge cité par Fourcaut en postface, « est notre seule patrie ».
Le sonnet de Laurent Fourcaut est un animal rassemblant ses forces, prêt à bondir, peut-être l’un de ces « trois mille tigres » qui « subsistent sur terre (…) et plus dans les zoos qu’il n’en reste de libres / à comparer avec le vil pullulement / des humains invités à choyer leurs envies / que tourne la machine à excréter l’argent ». Du félin, le sonnet cultive la souplesse par de nombreux rejets, parfois avec coupe à l’intérieur d’un mot, voire d’une syllabe : « sa reva / nche », ou prolongeant les 14 vers, comme d’une excroissance, de syllabes excédentaires : « reste un monde placé sous le signe du hand / icap ». Ou d’une lettre : « C’est d’en bas que repartent tenaces les choses / de la sève du jus des liquides à doses / de cheval Giono disait ça l’obéissanc / e ». Ou de plusieurs lettres : « n’ayant plus le bon dieu ectoplasme à leur trou /sses ».
Qui dit coupe, contretemps, syncope, dit swing, ce que confirment la plupart des références musicales : Bach sans les paroles (ses cantates « déliées du verbe / qu’il faut s’inoculer en un temple », ou « viole de gambe et clavecin qui se lutinent »), Scarlatti qui « brode férocement / sur l’attente qui répugne à tourner ciment », ou « Brahms joué par Gould », sont rejoints par John Coltrane, Jimmy Smith, « Bill Evans qui rêve / au retour du champion maudit de la vie brève », ou donne l’exemple de la perte de la maîtrise « en l’émiettant », Michel Legrand « le vrai moderne / à la crête du flot » de la « music comme pure énergie diffractée », de « l’archaïc retourné comme un gant » par des « millions de cellules » pour « y prendre leur pied », sans oublier « Bian / (Voris) » qui « ne buvait pas de l’eau d’Ébian », au « temps où s’inventait le gars Brassens ». Ce n’est pas sur la plage de Sète, comme dans la « Supplique », mais dans l’eau salée de la rade d’Alger, que fut connue « la prime amourette », mais on reconnaît « le gorille » quand « Le grand Pan sort du bois et il encule Hegel ».
Au philosophe idéaliste conciliant la raison avec la réalité en inscrivant sa « rose dans la croix du présent », le poète oppose une guerre des deux roses entre la jaune, dont les écus flétrissent, et la rouge « aux allures de garçonne », dont la « splendeur dédaigneuse » est lasse de « porter indéfiniment la croix / de sa beauté ». Un « matérialisme enchanté », dévoré par un « désir de profondeur étranger à Ponge », veut forcer les trous que recèle la rivière, pour « toucher à la vie engloutie », en sympathie avec les Vies minuscules de Pierre Michon (« Vie majuscule »), avec les « campagnes sourdes », avec le Périgord de « l’ami Tristan Hordé », en contact avec l’« air cru du dehors » où « le réel contigu » bronze l’âme qui « se contrefout de la quête du Graal », même à « Sainte-Mère Église ».
Comme le rosé entre rouge et blanc, le poète hésite « entre faire la nique / au divin clinamen et abandon osé / au flux sacré mortel charme de l’édénique ». Entre ces deux chaises ou posé sur l’une, « l’arrière-train des filles » est « un miracle à fendre ». On pense ici au Brassens de « La fessée », après ceux de la « Supplique pour être enterré sur la plage de Sète », du « Grand Pan » et du « Gorille ». Et quand « Le néant offre » un « sparadrap / qui vaut bien les abîmes du jus de la treille », comment ne pas entendre les vers ultimes de la chanson « Le vin » : « Que vienne le temps / Du vin coulant dans / La Seine // Les gens par milliers / Courront y noyer / Leur peine » ?