Notre époque (coll.) par François Huglo
Un ouvrage collectif nous invite à ralentir, à prendre exemple sur les tardigrades, micro-organismes qui résistent à toutes les conditions extrêmes : froid, dessication… car comme la terre, l’humanité desséchée se fendille, en elle des crevasses s’élargissent. « De nouveaux modes de relation » provoquent « des fractures » qui « minent nos sociétés dans la violence d’une technologie galopante ». Parce que « science sans conscience n’est que ruine de l’âme » ? Oui, Gargantua, mais la conscience n’est-elle pas, avec l’inconscient, coextensive à « l’ensemble des rapports sociaux » qui, pour Marx, définissait « l’essence de l’homme », celle-ci n’étant pas « une abstraction inhérente à l’individu isolé » (VIème thèse sur Feuerbach) ?
Alain Hélissen constate : « Passée aux oubliettes de l’époque, la "lutte des classes" n’en finit pas d’être omniprésente, même si elle s’inscrit dans une désaffiliation radicale. Et l’on sait que les formes les plus apolitiques de la lutte des classes favorisent les nouvelles tyrannies ». Cédric Lerible décrit un « présent » qui « ne cesse de se conjuguer / instantanément / à la première personne du singulier », imposant à la fois « schéma de pensée forclos et repli identitaire ». D’où la fracture : « les nantis dans les airs / les autres en bateaux pneumatiques ». Que « le rêve » soit « réalisé / optimisé » ou non, il est le même : « l’urgence du parc de loisirs aseptisé ». Où « tout se consomme sans être relié ».
Plus qu’une absence de liaison, la fracture marque une répulsion. Christian Cavaillé joue sur les deux sens du verbe « énerver » : priver de nerfs, et les exacerber. L’accumulation exige de surexploiter « tout en exaspérant les envies de consommer et de réussir, les ressentiments et les rancœurs : en énervant les subjectivités ». Cette exacerbation se traduit par la production de dopamine. Jean-Claude Hauc voit venir le règne des blattes, car « après 300 000 ans d’évolution (…), notre cerveau n’a plus qu’un seul objectif, une seule obsession : produire de la dopamine afin de nous rendre heureux. Cette hormone qui stimule-excite et crée un plaisir de courte durée, instinctif et matériel, génère également toutes sortes d’addictions (réseaux sociaux, achats compulsifs, drogues, jeux vidéos, pornographie…). Exactement ce que réclament les individus de nos sociétés consommatoires libérales. Pour le reste et notamment l’environnement ou l’écologie, cela n’a pour eux absolument aucune importance ». L’exacerbation est aussi exaspération. Dans une « strophe à censurer », Bernard Teulon-Nouailles se dit exaspéré par « les gens qu’on dit toujours exaspérés / Qui se gavent du rôti de bouc émissaire / Vous lyncheraient bien ces cons si on vous dénonçait / Paraît qu’ils parlent au nom du peuple / Mais un peuple de fachos et bobos réunis / Dont chacun tire le gilet à lui / même assemblés tout ça n’a jamais fait un peuple / Que des agrégats d’aigris de loosers et de nases ». Agrégats : sous une photo de Jean de Breyne, on lit : « Tas / décombres ».
Nadine Agostini espère ne pas être poursuivie « dans les bureaux avec un instrument à découper ou pire », être étouffée par l’étreinte d’une dingue « prise d’une bouffée délirante d’amour fou ». Michel Arbatz est obligé de réécrire la chanson de Boby Lapointe, « la maman des poissons » prenant « des bitures / Contre la dépression », tandis qu’un vieux saumon dit à la raie qui pleure : « Tu vois pas qu’la mer monte ? / La mer va déborder ». Sylvie Nève reprend la chanson écrite par Gainsbourg pour Régine : « laissez parler » et « laissez passer / les sans-papiers ». Anne-Marie Jeanjean écrit à Orwell : « plus besoin de passer par une "Ferme aux Animaux" non / Non… non la fabrique du consentement / fonctionne beaucoup mieux que dans ton 1984 ». Nous sommes poussés par « le "progrès" ou la bêtise planifiée… très soigneusement organisée » dont le mot d’ordre est « Ach’tons-ach’tons ach’tons comm’ des moutons / Ach’tons/vendons-vendons/ach’tons ».
Comment Homo Sapiens-Sapiens est-il devenu « l’espèce la plus cruelle, la plus violente et prédatrice que la terre ait produite » ? Pour Stéphane Bernard, « les trois grandes Erreurs fondatrices » ont été la sédentarité (l’agriculture, la cité), la propriété privée (le patriarcat pour la transmission des biens), et le monothéisme (totalitaire). « Ainsi a pu se constituer un immense "miroir fumant" dans lequel Sapiens-Sapiens se contemple, se reconnaît, à partir duquel il tisse son rapport au monde qui est d’abord un rapport à lui-même ». Pour Pauline Catherinot, « la parole n’a plus de poids. Disparue. En voie d’extinction. Se rendre neutre, le plus neutre possible, le plus insignifiant possible (…). On ne peut plus compter sur le lecteur ». Claire Cuenot a « l’impression d’être tricéphale. Deux lobes en chair et un troisième en un clic ». Sous un texte d’Ernest Renan vantant, en 1871, « la conquête d’un pays de race inférieure par une classe supérieure », Julien Blaine constate : « Rien n’a changé ! / Bien au contraire ça empire ! », interroge : « La France de la Commune et de 68 est blessée, bientôt foutue, morte, enterrée ? », et salue en photos « avec les Marianne Rouges la performance très risquée initiée par Déborah de Robertis ». Avec les « réfugiés, demandeurs d’asile, rapatriés, déplacés, apatrides », Élisabeth Vitielli rappelle : « Nous sommes un seul monde ». Si, pour Patricio Sanchez, « le véritable poète cannibale est contre la globalisation (à cause du stress de sa femme végane) », politique et langue sont toujours un cercle dont on ne sort pas. Mais Jean-Luc Lavrille le voit moins subi qu’agi. Car « il y a une ou des politique(s) de la langue et une ou des langue(s) de la politique ». Témoin, cet ouvrage qui vient illustrer le fragment de Nietzsche photographié par Alberto Vitachio : « La vérité est laide. Nous avons l’art pour ne pas mourir de la vérité ».
En couverture : collage avec un fragment de texte d’Alain Robinet à qui Anne-Marie Jeanjean rendait hommage en juillet 2018 à Sète en lisant une première ébauche de sa lettre à Orwell.