Nuire n°1, art textuel et poésies visuelles par François Huglo
« NUIRE est à l’horizon, j’y bosse, des articles construits comme des photographies textuelles. Je crois que l’on peut faire quelque chose de bien de cette revue. Quelque chose d’inédit » (message de Daniel Van de Velde à Julien Blaine). André Robèr avait imaginé de donner ce prolongement, les années paires, à la biennale internationale de poésie visuelle d’Ille-sur-Têt qui a lieu les années impaires. Le « mode d’emploi » est le même : œuvres poétiques venues du monde entier, rendez-vous via les réseaux sociaux, ouverture à toute proposition poétique sans préjuger de sa qualité esthétique ni de sa valeur marchande, mais offrant « la possibilité inouïe de poser chaque individu d’où qu’il vienne et où qu’il aille comme irréductible à tout ce qui pourrait le définir ». La perception reste visuelle, même si elle n’est plus murale. En quatrième de couverture, on lit pourtant : « Bravo / vous venez de traverser / un mur / invisible / Les murs invisibles sont les plus difficiles à franchir ». Mais ce mur a le don d’ubiquité. Une boîte postale ouverte à tous les vents ?
L’esprit du mail-art souffle ! Il hante la revue ! C’est celui du « Collectif » tel que l’entendait Félix Guattari, non seulement « dans le sens d’un groupement social » mais impliquant « aussi l’entrée de diverses collections d’objets techniques, de flux matériels et énergétiques, d’entités incorporelles, d’idéalités mathématiques, esthétiques, etc. ». Ces lignes sont citées en note au bas d’un « texte théorique » présenté comme « essentiel » : « Retour sur la double fin du verbalisme. Un à-propos de la poésie concrète, spatiale, séméiotique et sonore » de Gilles Suzanne, qui retrace le parcours des quatre courants inventeurs d’une poésie fonctionnant « par-delà l’idée, entendue comme seule possibilité de vérité » : la poésie concrète du groupe brésilien Noigandres (1952), définie comme « tension de mots-objets dans le temps espace », non sans analogie avec les constellations d’Eugen Gomringer (1953), quelques années plus tard la poésie spatialiste de Pierre Garnier, qui rompt avec la structure logique et le déploiement projectif du sens dans le temps pour inscrire des « signes surgis de l’équilibre entre la forme et le vide » en utilisant la matière linguistique « comme le sculpteur les pierres et le peintre ses couleurs », à partir de 1962 la poésie séméiotique de Julien Blaine additionnant et multipliant le signe « jusque là exclusivement scriptural » dans une logique vivante et élémentaire, l’audio-poésie initiée dès la fin des années 50 par Henri Chopin, Bernard Heidsieck, Paul de Vree, François Dufrêne, Gil Joseph Wolman. Il n’est plus question d’expression, de pathos, mais de matière et d’énergie. La poésie passe « du sémantique au sémiotique, de l’interprétation de l’essence à l’expérimentation du signe » et de la langue. L’auteur n’est plus « siège d’une autorité phénoménologique idéale », l’énonciation devient « collective ».
Voilà ce n° 1 situé dans le temps, celui de l’expérimentation d’une poésie par-delà l’idée. Quant à sa visée esthétique, celle d’une poésie par-delà le jugement, les réponses de Gilles Suzanne à trois questions permettent, quelques pages plus loin, de la préciser. Il se méfie de la langue, auxiliaire de ce que Deleuze appelait une « théologie du jugement » (esthétique ou autre), dans sa fonction de contrôler, de normer, de normaliser, de « réduire l’œuvre à autre chose qu’elle-même », à la « signification cachée dont elle ne serait qu’un simple phénomène ». Cette méfiance à l’égard de la langue répond à celle des Plotin, Saint Augustin, de « tous les iconoclasmes et jusqu’à ceux qui cherchent à régner aujourd’hui sur les images », qui, eux, se méfient « du pur signifiant ». Réduire les œuvres à l’expression ou à la formulation d’un jugement, c’est les estimer « par défaut » et « comme en leur absence ». Considérées comme points de départ d’une « pensée vive, vitale », les œuvres nous confrontent au contraire « à un défaut du langage, à notre langue qui défaille », et amorcent l’ «invention d’un langage autre », à partir d’une aire de « singularisation des objets » et de « subjectivation du sujet ». Elles nous invitent « à chaque fois à revoir notre langage ».
L’expérimentation collective à laquelle, par-delà l’idée et le jugement, invite la revue nuire, tient du mail-art et de la jam-session. Sans se considérer comme critique, théoricien ou historien de l’art, Daniel Van de Velde écrit sur le travail des autres. « Je trouve ça bien, en poésie, en art, ces regards croisés. Ce besoin qu’a un artiste, un poète, de parler du travail d’un autre sans qu’on ne lui demande quoi que ce soit ». Ainsi sont présentés et accompagnés l’autrichien Anatol Knotek qui absorbe « les caractéristiques à la fois de l’art conceptuel, de la poésie concrète et visuelle avec nonchalance », l’argentin Carlos Romero qui expulse « toute l’intimité » du texte, du mot, du slogan, pour qu’ils fassent corps « avec l’architecture du lieu ». Julien Boutonnier présente lui-même ses poèmes de deuil devenus dédicaces à Julien Blaine, Didier Manyach, et Vincent Calvet. Daniel Van de Velde esquisse un portrait d’André Robèr en homme qui, « dans le noir le plus complet », peint « sur des bâches, des tickets de train, des toiles de jute pour sédimenter l’histoire de l’art qui devient un transfuge d’objets policés ». Le K est pour lui « la première des lettres » parce qu’elle « unifie et territorialise le créole réunionnais comme une langue à part entière ». Cédric Lerible « perçoit dans chaque panneau de rond-point une croix celtique et pataphysique » (Éric Blanco). À propos du Tambour de Pénélope, Daniel Van de Velde voit en Maxime H Pascal une « fille d’Ovide et de Jimmy Hendrix », qui fait éclater « la linéarité traditionnelle du récit ». Max Horde installe au « centre de l’invisible » (Sète) « une sculpture invisible ». Pourquoi ? « Pour le gag. Parce que le gag pose les bonnes questions ». Bonne réponse, qui suggère une équivalence entre le gag et les œuvres qui s’inscrivent au-delà ou en-deçà de l’idée et du jugement. « Quand on me demande ce que je fais dans la vie je réponds que je suis humoriste. Que tout ce que je fais, je le fais avec la distance du caricaturiste (…), j’ai cette manie de prendre au sérieux ce qui ne l’est pas et inversement avec désinvolture ce qui devrait être respecté. Je me suis aussi défini comme un clown suprématiste ». Ambroise Tièche (Suisse) matérialise un point de vue en accrochant en bout de quai à Cerbère et à Port Bou des pannonceaux où les mots « parenthèse fermée » sont inscrits parallèlement en français puis en espagnol d’un côté, en espagnol puis en français de l’autre. « La traduction a valeur de trajectoire. Elle devient translation », écrit Daniel Van de Velde dans le texte qui suit les photographies. Mohamed Abd Alwasi (Irak) « écrit avec son corps » à Babylone où « tout est un peu détruit ».
Stéphane H Hoarau (La Réunion), entre des lignes d’onomatopées-variations sur « oui », de pornèmes agglomérés, et de o (d’orifices ?), écrit : « il y a probablement plus de chair sur la toile des magnats / qu’il n’y en avait sous les voiles des négriers ». Citons encore Jozsef Biro (Hongrie), Jurgen O Olbricht (Allemagne), Frédérique Guétat-Liviani (France), Hugo Pontès (Brésil), Sergio Monteiro de Almeida (Brésil), Andrew Maximilian Niss (Allemagne), Aveline de Aranjo (Brésil), Majime Kikuchi et Shin Tanabe (Japon), Jean-François Chapelle (France), Luc Fierens (Belgique), Robert Keper (Brésil), et Carpanin Marimoutou, Véronique Pépin, Denis Gibelin, Robert Brocco Clémente Padin, Adriano Spatola, Michel Giroud dont la « harangue », à Nice, intitulée Manifesto terrien, refuse « la frauduleuse séparation entre la transformation sociale et l’innovation esthétique » et invite chacun à s’extirper de « toutes les formes de productivisme destructeur de la planète ».
Le titre donné par Daniel Van de Velde à une lettre à Julien Blaine, « correspondance étoilée », décrit bien la revue nuire : « la colère / du nu / la nue / en colère / l’ire / des nus / et des nues / nu / ire / nuire », selon J.B.