Pages de Philippe Jaffeux par François Huglo

Les Parutions

05 juil.
2020

Pages de Philippe Jaffeux par François Huglo

  • Partager sur Facebook
Pages de Philippe Jaffeux

            Pages dans l’espace ou plages dans le temps ? Les deux. Les 52 pages rassemblées en un livre ont été exposées au format affiche, une par semaine, par la galerie Les Frangines à Toulon, du 26 février 2019 au 26 février 2020. Les plages auditives qu’elles donnent envie d’entendre, ou de réentendre, en les traduisant visuellement, s’étendent à l’infini. Ce pourrait être de la critique musicale, et de la meilleure. Mais la plage d’écoute est durée, alors que la page est immédiatement perceptible, avant tout déchiffrement, comme Broadway boogie woogie de Piet Mondrian, que rappellent les croisements d’horizontales et de verticales de Duke Ellington, où « des dissonances contrôlées s’articulent avec le rythme d’un espace ».

            À l’inverse des partitions (que pouvaient être des poèmes de Bernard Heidsieck avant leur passage de l’écrit à l’oral), et à l’inverse de Ponge se confrontant au « monde muet », Jaffeux pose un mutisme écrit face à un monde sonore. En équilibre instable, entre les deux ça balance. « Un loGOGOs débordé par des sons loufoques improvise une destitution des partitions » (Scat). L’écrit ne précède pas l’oral (comme chez Heidsieck), il le suit plutôt, mais pour avec lui s’échapper de l’écrit. « Une partition OUOUbliée interprète la chute d’une page qui s’échappe de la langue écrite » (Scat).

            Face aux musiques de films (Vertigo : « Alfred Hitchcock écoute le cinéma muet grâce à une composition de Bernard Herrmann »), Philippe Jaffeux propose un film de musiques, un montage de plans-pages, les tableaux d’une exposition où, comme chez Scriabine, « des longueurs d’ondes communes aux sons et aux couleurs transgressent la mesure inaudible d’une page noire et blanche » (Le Poème de l’extase). Équivalent graphique du Bolero de Ravel : « la taille d’une police en constante augmentation habille la progression musicale d’une ivresse anti-romantique ». Phrases criblées, pulvérisées, volatilisées (Charlie Parker), jeux des polices de caractères (une par ligne pour Sly and the family stone, ce « groupe multiracial » de « funk psychédélique »), contrastes entre segments en noir sur blanc et en blanc sur noir, superposition aux pages de lignes brisées, en accordéon (Zydeco), spirales, étoilées, nervurées (Reggae : « la substance d’un alphabet actif libère les fibres d’une feuille au moyen d’une empreinte mystique »), ou de figures : cercles, trapèze, quatre cordes de contrebasse (Charles Mingus), quartiers de lune (Air de la Reine de la nuit), losange, flammes (Jerry Lee Lewis : « le flamboiement profane du boogie-woogie joue avec la flamme sacrée du gospel pour attiser le feu dévorant du rock’n’roll »), empreinte digitale (Tabla), bandes écossaises (Cornemuse), arc de cercle naissant et montant du bas de la page (Pierre Garnier aurait adoré) pour le Sacre du printemps : « Un cycle de la musique classique prend fin », une « rythmique endiablée » rompt « avec le ton policé du romantisme et de l’impressionnisme » et « un cri du soleil s’élève sur une page dépassée par l’énergie tellurique d’une horizontalité païenne » : chaque page offre ses clés visuelles à de grandes portes sonores.

            Comprenons-nous la musique, ou est-ce elle qui nous comprend ? Contre toute ségrégation, tout sectarisme, Philippe Jaffeux entretient les sympathies, les contagions. En Pacific 231 se rencontrent Honegger et Bach. Grâce à Gershwin, « le rythme d’une musique légère et populaire s’ajuste avec une œuvre savante et expérimentale », qui « consume la séparation entre la musique classique et le jazz ». Grâce à Led Zeppelin, « l’alphabet perd son latin lorsqu’un trait d’union donne un sens au heavy- metal-hard-folk-blues-psychédélic-progressif-celtic-jazzy-funky-rock’n’roll ». Grâce à Jimi Hendrix, « une mosaïque de genres musicaux intégrent le style d’un improvisateur incandescent ». Grâce au Flamenco, une tension solaire brûle une terre qui monte dans le sang par les pieds, en « 52 coups de talons » dont le « chaos furieux » sympathise avec l’enthousiasme soulevé par ces 52 pages, comme le « piston de trompette appuyé » par Miles Davis sympathise avec Philippe Jaffeux qui « réinvente les notes d’un silence en vue d’interpréter un alphabet modulé par un horizon avant-gardiste ». Par cette « énergie remuante d’un silence », John Cage reflète un « univers incontrôlable » qui « s’accomplit par le Wu-Wei » (4’33’’).  

            Union raciale du Ska, « blues carnavalesque » des Doors, « vide sportif » traversé par la Surf music, « élégance tragique » de la 40ème  Symphonie Mozart, psalmodie Qawwali, « corps et esprit » se libérant « l’un par l’autre » (Gnawa), contraction des espaces (Ornette Coleman), « pianistique percussive » et « mandala jazzistique » (Thelonious Monk), « harmonies kaléidoscopiques » (L’anneau du Nibelung), « lignes percutées par des doigts » (Charles Mingus), « politique d’un corps » (James Brown), « bégaiement triomphal » (The Who), « choc contr dé mo ki n’on plu le tem d’être écrit » (Deep purple), « joie » imprégnée d’une « folie exacte » (Cab Calloway), « clavier de piano » supplantant « celui d’un ordinateur pour remplacer des lignes de mots par celle d’un chemin de fer » (Boogie-woogie), L’apprenti sorcier qui « par son seul titre » convoque « l’humour d’une forme inspirée par la peur de savoir écrire » (le côté Jaffeux de Dukas), Little Richard qui « secoue des lettres alertées par l’absurdité extatique d’un chant qui prend la forme d’un cri de guerre », la « liberté enfin vulgaire » du Punk, « l’âme du Delta blues (How long Buck), « des phrases qui « se moquent d’elles-mêmes pour s’aligner sur les fulgurances loufoques d’un maître incontesté de la guitare » (Bo Diddley), un « trio de colonnes » (La sarabande de Haendel), « des sons qui tournent autour d’eux-mêmes » (Coltrane), un « tempo qui adopte le mouvement d’une mort comblée » (Music for the funeral of Queen Mary) : voici un livre (d’art : bravo à l’éditeur !) indispensable à la jonction de toute bonne bibliothèque et de toute bonne discothèque.

 

Retour à la liste des Parutions de sitaudis