Partition de Louise Ramier par François Huglo

Les Parutions

27 mars
2019

Partition de Louise Ramier par François Huglo

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            Ce n’est pas L’histoire de l’œil, bien que soit cité son auteur, « Lord AUCH pour dire Lord Aux Chiottes », pseudonyme de Georges Bataille. D’abord parce que ce n’est pas une histoire, plutôt un « puzzle de mots qui se cherchent une forme », et si le « pouvoir séparatif » de l’œil fait de lui l’organe de la partition, celle-ci se présente comme musicale : cinq fois, un « intermezzo » succède à une « portée 1 » et à une « portée 2 ». Elle ne l’est pas par la durée, qui apparente le musical au romanesque, mais par la répétition, la reprise. La première portée 1 commence par « Parfois je mets la tête dans la cuvette. Ça a commencé un jour d’été », la deuxième par « Souvent je mets la tête dans la cuvette et je pense à Caïn, le poème appris à l’école », poème dont trois vers sont cités au début de la première portée 2. Cela se recoupe comme un jeu de cartes qu’on battrait. Le lecteur est invité par Louise Ramier, dont Partition est le premier texte publié, à jouer plutôt qu’à suivre. À jouer avec de nombreux auteurs, « anonymes ou pas », remerciés à la fin pour « leurs mots », qu’eux-mêmes ne font que répéter, et « leurs silences ». Hugo, Bergson, Valeurs actuelles, Plotin, Lacan, Le Figaro, Brisset, Debord, Lao Tseu, Bhavishyottarapurana, Pinget, Burroughs, une crémière, Wikipedia… et Bataille, dont les terreurs sacrées sont poussées par cet accompagnement sur une pente ludique, souvent loufoque.

 

            « (…) les histoires m’ennuient, plate mise en scène de la frousse, être ou ne pas être, le voyage c’est pareil, partir un peu c’est ne pas mourir, ici ou là-bas on est toujours là, la preuve en photos (…) pas de début pas de fin non plus, pas de suspense et pas de grandes phrases, des mots de tous les jours éparpillés, tout venant capricieux, un labyrinthe (…) on y est, on y a toujours été, pas d’issue on le sait, malgré tout on la cherche (…) pas d’histoires, non, surtout pas, il y en a déjà trop partout, vulgaires, sans intérêt, plus débris que fragments, la nécrose fringante, ici ? des sensations, des bribes sans queue ni tête, du fuyant ».

 

            Le lecteur pris au jeu n’y est pas moins actif : « je sais lire, hélas, aux toilettes et ailleurs je sais lire et tout à coup me voilà acteur, happé dans un demi-sommeil je me rêve, spectateur, acteur, acteur et spectateur, grisé par une mue instantanée, l’ambiguïté et plus encore l’ubiquité, la conscience de l’ubiquité, pas spectateur un temps acteur l’instant d’après, non, les deux à la fois ».

 

            Mots à facettes : « partition partager séparer / partir se séparer de ». Ou lunette : petite lune, plaque d’un miroir circulaire, instrument grossissant la vue d’objets lointains, partie du siège d’aisance, instrument de connaissance mais « oublié Caïn, place à la gaie conscience ». Lao Tseu contre la Présence de l’Être : « La Voie est quelque chose de fuyant / et d’indéterminé ». Et avec lui des langues, le russe, l’hébreu, le nengone (langue kanake), le japonais, lancent des pistes pour « en finir avec être et je ». À suivre, comme « le sergent séducteur Coco-Bel-œil » dans une opérette, « la bédé Mister No » ou « la bédé Geppo », dans un roman de la Série noire.

 

            À la durée romanesque ou musicale est préféré le point de vue vertical, celui d’un voyage « pas tellement loin de l’immobilité, le fond qui se trouble, le trouble qu’on brasse, quelque chose qui remonte ». La révolution « n’est pas table rase mais résurgence vive d’un certain passé ». L’histoire « est une fuite en avant / nulle révolution jamais n’y aura mis fin / qui l’aurait même précipitée ». Ce n’est pas l’œil, ce n’est pas l’oreille qui brasse le fond, l’indéterminé : « je mets mon nez dedans » et « me reviennent toutes ces odeurs mêlées, fécal, graillon, charogne, bouffe et merde, goût de rose et parfum de sang, mêlées de tous temps et à jamais ». La vérité reste « au fond du puits » : elle « n’est pas une femme nue sortant du puits / la vérité est que nous sommes sortis nus / du puits d’une femme ». Le puits de Démocrite, d’Héraclite, d’Œdipe, est « aveugle par choix / pour que ses réflexions ne soient pas soumises / au regard / trop facile à séduire ». L’enfant « n’est pas l’avenir de l’homme mais son présent qui ressurgit » : un tournis qui « s’éternise ». Pas d’histoires, mais celles de têtards ou, dans la rubrique des faits divers, celles d’enfants énucléés en Chine, en Californie, jouent leur partie dans cette fugue pour points de fuite, partition pour des points aveugles, à l’usage de ceux qui voient.

 

 

 

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